Depuis
les rivages d'Afrique du Nord, les pirates barbaresques, les «Turchi»,
abordaient les côtes de Corse, incendiant les récoltes,
volant le bétail, détruisant les monuments, emmenant
les villageois en esclavage (en 1560 il y eut 6000 Corses captifs à Alger).
Pour lutter contre ce fléau, les gouverneurs génois et les dirigeants
de la Banque de Saint-Georges organisèrent un système de surveillance
et d'alerte tout au long des côtes en construisant des tours crénelées,
rondes ou carrées, habitées en permanence par des guetteurs
Dès
que des voiles barbaresques pointaient à l'horizon, ceux-ci
allumaient au sommet de l'édifice des feux qui alertaient
les villages perchés de l'arrière-pays ainsi que,
de proche en proche, toutes les autres tours du littoral. En
quelques heures toute l'île était alertée
et le paysan aux champs, qui n'avait pas eu le temps de regagner
son village, accourait s'enfermer dans la tour. D'autre part,
les notables firent construire à leurs frais des tours
carrées (de construction Pisane) qui servaient d'habitations
et, en cas de péril, de refuge à la population.
Certains relais de signaux étaient établis à l'intérieur
de l'île
Aujourd'hui 67 tours génoises, élevées aux 15 et 16émes
siècles, demeurent encore debout, surtout dans le Cap Corse et sur la
côte Ouest où elles occupent des promontoires avancés, à l'écart
des routes. D'une architecture rudimentaire, hautes de 12 à 17 m, souvent
en ruine (mais certaines ont été restaurées), elles mettent
une note romantique dans le paysage et donnent au profil des côtes son
allure si particulière.
Règlement établi
par les Génois pour la garde des tours littorales
1-Défense de sortir plus d'un homme à la fois pour un laps de
temps qui ne doit pas dépasser deux jours et seulement pour des causes
urgentes, telles que pour aller chercher des approvisionnements ou la solde;
2-Obligation de monter quotidiennement sur la plate-forme avant et après
le coucher du soleil pour examiner s'il n'y a pas de corsaires en vue et, dans
ce cas, faire les signaux accoutumés;
3-Défense de se faire remplacer; ceux qui sont payés pour la
garde des tours doivent remplir personnellement leur mission;
4-Obligation de renseigner immédiatement les navigateurs qui les interrogeraient
sur la sécurité de la route qu'ils suivent;
5-Chaque soir, les tours doivent communiquer entre elles par les signaux conventionnels
faits par le feu
6-Des fonctions de préleveurs de taxes sur les bateaux de passage étaient échues
aux torregianis.
(Extrait du Péril barbaresque.)
A
l'image des rivages de Toscane, du Latium, de la Calabre et des îles
italiennes, la Corse s'est entourée au cours du XVIème
siècle d'une couronne de tours littorales destinées à la
protéger du péril barbaresque. C'est une oeuvre
que l'on porte à l'actif de la présence génoise
et il n'y a pas lieu de remettre en question la part prise par
l'Office de Saint-Georges et par la Sérénissime
République dans l'élaboration de ce programme de
défense du pays. On a trop tendance cependant à oublier
la contribution des insulaires. Les premières tours datent
de la première moitié du siècle et c'est
l’Office qui en a eu l’initiative. Puis, entre 1550
et 1570, on enregistre une vingtaine de constructions nouvelles
qui correspondent au moment où la pression des pirates
a été la plus forte. Il faut attendre pourtant
les lendemains de la guerre de Sampiero pour voir naître
un projet d'ensemble de couverture des côtes aux points
les plus névralgiques et les plus exposés.
Dans
un rapport de 1573, Anton Francesco Cirni, chargé de mission
par Gênes pour étudier un plan de mise en valeur
de la Corse, considère comme une condition préalable
de porter à une centaine le nombre des tours. Mais le
projet se heurte à un problème financier car la
Camera (Organisme de l’Office de Saint Georges chargé des
affaires financières) ne dispose que de vingt mille lires,
même pas de quoi réaliser une dizaine de tours,
le coût moyen, d'une seule se situant entre deux mille
et trois mille lires.
Dans ces conditions, il faudra bien que les Corses continuent à supporter
cette charge et on agira encore au coup par coup en adoptant des modalités
différentes qui tiennent compte des conditions locales.
La
contribution des communautés
Un exemple d'initiative nous est donné par l'édification de la
tour d'Aleria. Projetée en 1568, elle est réalisée quelques
années plus tard. A cette date, Alphonse d'Ornano s'apprête à renoncer à la
lutte et à quitter la Corse ; Giorgio Doria “pacificateur " de
l'île songe déjà à la reconstruction. Il a plus
particulièrement en vue l’aménagement et le repeuplement
de la plaine orientale, dans la région d'Aleria où il fait construire
ce fort devenu musée de nos jours, mais qui reste un modèle de
l’architecture militaire génoise. Une tour à l'entrée
de l'étang de Diana en protégera l'accès et contribuera à la
sécurité de l'arrière-pays. Doria s'adresse aux populations
des trois pieve d'Opino, de Serra et de Rogna, auxquelles il vient d'accorder
le pardon, et il convoque leurs procureurs à Corte. Là, en présence
des Nobles 12 et devant notaire, un accord est signé et fixe les modalités
de l’entreprise: Gênes fera l'avance de l'argent nécessaire
et elle affectera à I’œuvre un spécialiste, le maître
maçon Aycardo qui a déjà travaillé à la
citadelle d'Ajaccio. La dépense est estimée à 1600 lires
et la somme sera remboursée par les communautés sous la forme
d'une taxe annuelle de 40 sous par feu (il y avait alors 800 feux dans les
trois pieve). Au bout d'ùn an, ne devaient continuer à payer
que les familles qui exploitaient des terres à la plaine ou qui y faisaient
paître leur bétail dans le secteur s'étendant de Vadina à Bravona.
On tient compte du fait que les habitants de piève plus éloignées,
de Bozio et de Rostino, sont également utilisateurs de cette piaghia
alors considérée
comme un bien communal inter- piève : ils devront payer une taxe de
quatre deniers par tête de menu bétail et un sou par paire de
bœufs employés aux labours. Les procureurs acceptent ces propositions,
signent l’accord et la tour est mise en chantier.
Déjà en 1551, en Balagne, les habitants de Bélgodère
avaient suggéré des modalités analogues. Ne voulant pas
participer à la garde de la tour d'Algajola, trop éloignée
de chez eux, ils demandent qu'on en construise une autre à leur scalo
(mouillage) et que les frais soient couverts par la perception d'une taxe sur
les bêtes de somme et sur les bateaux qui fréquentent l'endroit.
Les populations d’Ostriconi, de Tuani et de San Andrea directement
intéressées
apporteront leur contribution en donnant une journée de
travail par feu sous la direction de maestri di cazzola fournis
par Gênes. Dans d'autres cas, à quelques variantes
près, se retrouvent les deux composantes essentielles
: des avances de fonds faites par l’Office ou par la Sérénissime
et l’engagement des communautés de rembourser
ces investissements. Il apparaît aussi que la plupart du
temps ce sont les Corses qui sont demandeurs et qui prennent
l’initiative. C'est d'ailleurs un vœu qui revient
régulièrement dans les doléances des Nobles
12. Le
consensus sera remis en question pour trois raisons principales
qui ont pesé différemment suivant les endroits.
La première vient du fait que Gênes continuera à percevoir
les taxes sous laforme d'adjonction à la taille ordinaire
indépendamment de la condition initiale. La seconde est
due à certains moments à la misère des communautés
qui ne peuvent plus supporter la charge. La troisième
et non la moindre, procède de la mésentente entre
les communautés jalouses l'une de l’autre et soucieuses
de ne pas supporter une charge plus lourde que celle du voisin.
Une
oeuvre d'utilité publique
Il
arrive qu'un seul village soit concerné par la construction
d'une tour. Ainsi, en 1542, les habitants de Porreto de Brando
s'engagent à rembourser les cinq cents lires qui leur
manquent et que Gênes pourrait leur avancer pour terminer
une tour et, à la même époque, ce sont les
habitants de Lota qui mettent eux-mêmes en chantier la
tour de Grigione.
Ceux de Monticello, en 1574, voient plus grand : ils ont déjà entouré leur
village de murailles et ils entendent parfaire leur système de défense
en dressant une tour à leur scalo... " restando detto luogo alla
marina esposto alle rapini degli insatiabili corsari ". Ils estiment qu'il
leur faut 4000 lires pour mener à bien l'opération et ils se
tournent vers la Sérénissime République. Il arrive aussi
que plusieurs piève soient solidaires parce qu'elles jouissent en commun
de la piaghia nous l'avons vu pour Aleria et c'est la même chose sur
la côte occidentale pour les tours de Castagna, Isolella, Capo di Moro
Capanella, par rapport aux piève d'Ornano, de Corot et de Talavo.
Cela deviendra même avec le temps un point de référence
pour justifier, face aux usurpations leurs droits de propriété sur
la plaine.
Prenons encore comme exemple d'initiative d'une communauté qui précède
l’intervention de Gênes, celui de Santa Reparata en Balagne: Notre
village, disent les procureurs de l' Universitas, est situé à proximité du
rivage et exposé aux incursions des corsaires. La tour, construite dans
les " isole rosse ", ne suffit pas à sa sécurité.
Il conviendrait d’en construire une autre, bonne et solide, à notre
plage. Nous en assumerons les frais pour la sauvegarde des baraques que nous
avons édifiées près de la mer et pour notre propre protection.
Les habitants ont d'ailleurs déjà commencé les travaux
mais"les malheurs des temps " ne leur ont pas permis de les mener
jusqu’au bout. Qu'on leur consente un prêt et qu'on permette à chaque
chef de famille de porter une arquebuse et la tour sera achevée en venant
s'ajouter à celles de Losari, d'Algajola et de Cala Rossa, concluent
les procureurs, elle sera de la plus grande utilité pour le commerce
maritime et favorisera les liaisons entre Calvi et Saint Florent
L'initiative des particuliers
Gênes a également fait appel à des particuliers ou a été sensible
aux propositions de quelques-uns d'entre eux qui s'offrirent d'avancer l'argent
et de conduire les travaux en échange de la concession de la garde de
la tour pour eux et leurs héritiers. Dans certains cas, il s'agit tout
simplement d'une mise en adjudication publique suivant des modalités
contenues dans un “cahier des charges”. On a affaire alors à des
personnes aisées ou plus particulièrement intéressées
par la sécurité de l'accès au rivage. Lorsque Pietro Stradella,
célèbre brasseur d'affaires bastiais, se propose de construire
une tour à la plage de la Marana, il précise qu'il en a besoin
en tant que fermier de la mense épiscopale.
En 1570, Grimaldo de Sisco fait une offre pour la tour de la Testa di Sagro à condition
qu’on lui adjuge la récente gabelle de un sou par barrique de
vin négociée dans le Cap corse... il demande toutefois que les
habitants de l’arrière-pays donnent des journées de travail
car ils tireront profit de cette réalisation. C'est un accord semblable
que propose le noble Marchio Gentile en 1550 à propos de la tour de
l'Ampoglia, avec la participation de la communauté de Pietracorbara.
Le même personnage s'est également mis sur les rangs pour la tour
de Padulella mais il n'a pas obtenu le prêt de trois mille lires qu'il
demandait
Gênes a cherché systématiquement à mettre à contribution
les seigneurs insulaires en les invitant à prélever des taxes
sur leurs vassaux. Ceux d'Istria prirent ainsi l'engagement en 1579 d'édifier
trois tours dans le golfe de Valinco et ils menèrent l'affaire à son
terme avant la fin du siècle. C'est par les soins de Giovannettino Tagliacarne,
beau-père de Camillo della Casabianca qu'a été construite
la première tour de San Pellegrino, reprise plus tard par les Spinola,
emphyteotes génois à l'origine du procoio (domaine) de l'embouchure
du Fiumalto. Tagliacarne figure aussi dans le projet de mise en chantier de
l'ensemble plus important de la Giraglia dans les années quatre-vingt.
A la Punta d'Arco de Bastia, le gouverneur procède dès 1550 à un
appel d'offre puis, comme l'affaire traîne et que les adjudicataires
ne se bousculent pas, la Sérénissime se rallie à une solution
intermédiaire en faisant reporter la charge sur la ville de Bastia et
sur les communautés environnantes.
Au delà du XVIe siècle
C'est donc bien l’empirisme qui prévaut plutôt que l'application
méthodique d'un programme. Il n'y a continuité de vue que dans
le cas particulier où la construction des tours est liée à la
concession de terres en emphytéose ou en fief. Comme la plupart de ces
concessions portent sur des régions littorales, aux Agriates, dans la
plaine orientale, plus tard dans les piève de Paomia et de Salogno avec
l'installation des Mainotes, les bénéficiaires s’appliquent
en général à remplir cette obligation régulièrement
mentionnée dans leur contrat. Nombre de tours ont ainsi été I’œuvre
de patriciens génois feudataires de la Sérénissime et
possessionnés en Corse.
Au total, plus d'une centaine de tours finirent par jalonner le littoral insulaire.
Cylindriques, biconiques ou rectangulaires, le plus souvent à étages,
voûtées à l'intérieur, crénelées et
percées de meurtrières, ces tours, qui apparaissent aujourd'hui
comme des ornements, exprimaient à l'origine une fonctionnalité adaptée
au lieu, au matériau disponible, au savoir technique des bâtisseurs
et à l'armement de l'époque. Elles étaient gardées
par des torregiani, tantôt désignés et payés par
les communautés, tantôt pris en charge par Gênes. C'est
même le seul secteur militaire où les Corses aient pu servir chez
eux dans les rangs de la Sérénissime.
La charge de capo di torre, très briguée, revenait en général à un
notable de la région La solde était modeste (moins de vingt lires
par mois, alors qu'un simple gardien percevait dix à quinze lires),
mais c'était un honneur et une source de puissance. Les bénéficiaires
s'arrangeaient pour faire désigner leurs parents ou clients comme gardiens
des tours dont ils avaient la charge. Cette manifestation de pouvoir clanique
dont on retrouve l'équivalent à l'époque française, à propos
des maires et des gardes champêtres, indisposa un temps le gouvernement
de la Sérénissime.
Un texte de 1670 révèle qu'à la suite d'une inspection,
les commissaires menaçaient de ne plus faire appel aux gens du pays
en déclarant :Les gardiens des tours sont presque toujours des parents
ou des clients des principali et ils sont plus occupés aux soins de
la garde des terres et du bétail de ces derniers qu'aux soins de la
charge pour laquelle ils reçoivent un salaire.
Pourtant le danger des Barbaresques n’avait point disparu. Au lendemain
de la bataille de Lépante, l’accalmie ne dure que quelques années.
A partir de 1580, les incursions reprennent et Filippini signale des descentes
de corsaires sur les rivages de Galeria, de Sartène, d'Ajaccio et de
Bonifacio.
Au XVIIéme siècle, on peut relever encore l'attaque d'Algajola
par les corsaires en 1642 et, en 1660, celle d'Olmeto dont le souvenir n'est
point effacé: 300 malheureux furent alors amenés en esclavage
et vinrent grossir les rangs de ceux que les Barbaresques enlevaient périodiquement
sur les côtes de l'île.
Contes, légendes, dictons, récits et parlers populaires sont
encore de nos jours imprégnés de la marque laissée par
cette plaie des
temps modernes.