Dopu avè giratu
monti è castelli, Francescu u Spinseratu hè di
ritomu in paese... Après avoir parcouru le monde François-sans-Soucis
est de retour au village... Instinctivement, son regard est attiré par
l'église, son clocher, sa façade, voire ses coupoles.
Le campanile agit sur lui comme une aiguille aimantée qui lui restitue
le nord que depuis des années il croyait bien avoir perdu.
Cette vision, semblant venir da l'altru mondu, lui arrache un soupir plein
l'admiration:« U mio paese ! », tant il est vrai que dans le village
l'église tient la place la plus éminente. C'est donc avec raison
que les sociologues les plus savants ont pu, à l’école
du plus humble de nos bergers, identifier village et église.
Celle-ci n'est-elle pas à la fois centre religieux et conservatoire
unique des traditions les plus authentiques, les seules qui aient résisté à l’érosion
des siècles.
L’EGLISE
EDIFICE SACRE
Le campanile, parfaitement intégré au paysage, pointe haut et
droit vers le ciel. Splendeur du campanile de A Porta
d'Ampugnani au
crépi
doré, dont les formes harmonieuses sont dues à la virtuosité de
l'architecte milanais Domenico Baina. Le même qui donna à l'église
San Biasgiu di Calenzana un caractère aussi solennel. Près
de deux siècles plus tard, l'architecte bastiais Guasco lança, à mi-distance
entre la façade et le chevet, un campanile où la solidité le
dispute à l'élégance sobre et audacieuse, fierté des
Calzaninchi. Par ses formes, somptueuses ou modestes -regardons Calasima
ou Galeria -, le campanile demeure l'expression la plus pure d'un art qui
fut
qualifié de supra-humain, à cause de son symbolisme. Vertical
et ascensionnel, il entraîne, malgré les pesanteurs terrestres, à l'assaut
des hauteurs célestes.
Le côté mystique du campanile est doublé d'un rôle
plus immédiatement utilitaire, abriter des cloches; celles-ci exerçant
une fonction moralisante. A campana ch i ci chjama da luntanu, avertit et
instruit les hommes, selon un rythme ternaire. Trois fois par jour, elle
marque le caractère
sacré du temps qui court. Trois fois par jour, le tintement de l'Avemmaria
rappelle qu'il est temps de prier. Et lorsque tombe le soir, elle souhaite
pace à i vivi, riposu à i morti. Par trois fois, le dimanche,
elle convoque l'assemblée des fidèles par u primu toccu, u
sicondu è u
terzu, avec le rappel du chjucchettu. Aux trois grands passages de l'existence
- naissance, mariage et obsèques- les cloches répercutent la
voix amplifiée de nos joies et de nos peines.
A travers le temps et l'espace, même après cinquante ans d'absence
et jusqu'aux extrémités de la terre, continue de résonner
le timbre, si particulier à chaque église, di a ciccona chi canta è chi
sono. Et comme en un rêve, s'anime tel campanaru qui, par un agencement
subtil de cordes enroulées autour des bras et de la taille, manœuvrait
avec une rare virtuosité jusqu'à trois cloches à la fois,
pour le plus grand émerveillement de tous.
Écho de tant d'allégresses et de deuils, les cloches ont marqué de
façon indélébile la génération de nos parents.
Qui, de la classe 14, ne vibrait encore d'émotion au tocsin d'août
1914, quella ciccona chi sunava à martellu pour convoquer à la
mobilisation générale ? Les carillons victorieux du 11 novembre
1918 n'arrivèrent jamais à couvrir les notes plaintives du murtoriu
qui pendant quatre ans, plusieurs fois par semaine, ont retenti dans chacune
de nos pièves.
Au-delà de son caractère utilitaire, le campanile signale le
sacré et par sa seule présence verticale entend créer
le sacré.
A titre symbolique, -le mot symbole étant à entendre
au sens fort - les cloches éloignent les assauts démoniaques,
continuant en cela une pratique courante des Pères du désert,
dont le plus célèbre, saint Antoine abbé, jouit en Corse
d'un prestige considérable. Le rituel romain pour la bénédiction
des cloches invoque l'Esprit -Saint et fait appel à la protection
des Saints Anges, afin que soient écartés les pièges
de l'ennemi, chi u Nimicu nun c'inganni dit une formule de prière
du soir.
Cet ennemi fondamental, dans les anciennes mentalités rurales, rappelait
sa présence maléfique par la foudre, le tonnerre, la grêle,
la tempête. Calamités naturelles considérées comme
autant de manifestations démoniaques. Il convenait donc de les conjurer.
C'est pourquoi, au moment de la fonte des cloches qui avait lieu sur la place
de l'église, une invocation était souvent gravée dans
le bronze: « Rex gloriae veni cum pace, Roi de gloire viens avec la paix »,
ou plus simplement : « Ave Maria ». Transmises par la voix des
ondes, ces invocations étaient censées purifier l'air et sacraliser
l'espace.
Ainsi donc, à l'école de nos ancêtres qui, eux, avaient
su conserver le sens du symbolisme vécu, acceptons d'aller au-delà de
la pure matérialité. Essayons de retrouver dans la symbolique
toute sa densité psychologique et son dynamisme spirituel. Si nous voulons
vraiment comprendre les églises Corses dans lesquelles nous allons maintenant
pénétrer, acceptons de nous dépouiller un instant de ce
vernis de civilisation d'homme moderne, afin de mettre à nu l'homme
Corse demeuré très traditionnel.
Nous voici donc devant une façade d'église. Très souvent
elle surprend par la nudité des pierres brutes dont l'appareil très
incertain devait recevoir un enduit de mortier. La pauvreté, sinon la
gêne des communautés rurales,a toujours remis l'opération à des
temps meilleurs.
L'architecture des façades a suivi une évolution qui marche du
même pas que l'histoire insulaire dont les chocs violents se lisent ici.
A la façade très sage, sans ornementation aucune, correspond
une église pacifiée après les soubresauts de la première
moitié du XVIeme siècle. Guérissant lentement ses malfaçons,
elle est restaurée par l'action sanctifiante d'un évêque
intelligent, cultivé, lucide et saint, Alessandro Sauli. Issu de la
Signoria Genovese et parce que devenu Corso di sua volontà, « il
n'a pas répudié son Église à cause de ses difformités,
mais lui est demeuré fidèle », comme il est écrit
dans son procès de béatification.
Par la suite, une Église affermie, stabilisée, agrandie, imprime
son triomphe dans des façades à deux et trois étages,
ornées de pilastres, de niches à coquille et d'ouvertures plus
ou moins ouvragées. Les époques d'opulence engendrent l'exubérance.
La recherche du décor pompeux éclate dans le style ostentatoire
de San Ghjuvanni di Bastia et les formes gesticulantes de Pinu ou d'Ortiporiu.
L'ornementation intérieure témoigne de la splendeur d'une foi
revigorée qui donne les signes d'une belle vitalité. Les autels
sont en marbre polychrome ou en stucs plus ou moins raffinés, peints
en trompe-l'œil ou dorés à la feuille. Ornementés
dans le plus pur style de la renaissance ligure ou toscane, ils s'épanouissent
en corbeille. Encadrant des tabernacles parfois somptueux, ils servent de piédestal à la
grande croix qui les surmonte.
Au-dessus des autels secondaires rutilants de couleurs éclatantes préside
l' ancona, en manière de retable, aux riches encadrements de marbres
polychromes. Témoignages de la dévotion moderne en faveur de
laquelle quelques généreux donateurs, familles ou confréries,
passaient commande de tableaux - originaux ou copies de qualité - dans
les ateliers renommés de Rome ou de Florence. Chapelles latérales
dédiées à quelque saint ou aux Âmes du Purgatoire, à Notre-Dame
du Rosaire, aux mystères de la vie de la Vierge, Annunziata, Natività,
Madonna del Pianto, Assunta Gloriosa.
Dans le même temps les sacristies s'enrichissent de meubles somptueux,
d'argenteries élégantes, d'ornements liturgiques aux brocarts
d'or et d'argent ou velours de Gênes. Autant de mobiliers que l'on ne
s'attend guère à trouver dans les villages de montagne les plus
reculés.
Nos Grands Anciens, sans avoir recours aux savantes théories d'École,
sentaient comme d'instinct que l'art sacré est un moyen particulièrement
efficace pour faire pénétrer dans l'âme la spiritualité qu'il
figure et qu'il exprime. Ce qui, soit dit en passant, n'est pas toujours exempt
de mauvais goût, comme en témoigne l'invasion du maniérisme
italien.
Mais au fait, qu'est-ce que le mauvais goût?
Selon leurs moyens, les églises de village se sont associées
comme elles ont pu à la glorification de la splendeur de Dieu. C'est
pourquoi, il convient de noter que la carte religieuse de l'art sacré coïncide
avec la carte économique de l'île. On relève beaucoup plus
d'églises à trois nefs dans le Deçà des Monts que
dans le Delà; leur ornementation est beaucoup moins fastueuse dans la
région d'Ajaccio-Sartène qu'en Balagne ou le Cap, la Casinca
ou la Castagniccia.
L'église étant un lieu consacré, on n 'y entre point comme
dans n'importe quel lieu public. Avant d'y pénétrer, le fidèle
doit subir une purification, une sorte de sacralisation dont le rite est constitué par
le signe de croix tracé sur le corps avec de l'eau bénite, avec
laquelle on se frotte parfois le visage. Geste accompagné d'une formule
comme celle utilisée à Calenzana : «Alzu la manu è pesu
a cricca. Di st'acqua binadetta mi toccu fronte è visu. Ch'e sia participiatu
di a Santa Messa è di l'Uffiziu di quindi è di quallandi ! Je
lève la main et manœuvre le loquet. Avec cette eau bénite
je me touche le front et le visage. Que je sois fait participant des mérites
de la Sainte Messe et de l'Office dans ce monde et en l'autre ».
Par ce geste, le fidèle entend se séparer du monde profane et
donner à sa démarche un caractère sacré qui soit
en harmonie avec le « lieu terrible », dit la liturgie, où il
pénètre. En se purifiant avec l'eau du bénitier, il est
invité à réactualiser son baptême: le bénitier
conduit au baptistère pour annoncer la vie et la régénération
permanente. L'édifice- église, figure de ce monde renouvelé et
transfiguré, est en quelque sorte le Paradis retrouvé, le Mythe
christianisé de l'Eternel Retour, l'image de la Jérusalem céleste à laquelle
on accède par le Christ. Ce Christ immense qui surmonte le maître-autel
les bras largement étendus pour nous accueillir « Entru in ghjesgia è vadu à Cristu,
ch i su la Croce si ni stà Santa Croce gluriosa duve Cristu fù inchjudatu è di
morte fù penosu è pernoi scumintatu ». (J'entre dans l'église
et je vais au Christ qui est sur la croix. Sainte Croix glorieuse où le
Christ fut cloué et souffrit la mort et pour nous fut massacré!)
En conclusion, il n'est pas excessif de dire que nos églises de campagne,
même les plus humbles, les plus pauvres et les plus démunies,
sont belles. Elles manifestent leur beauté, non point en obéissant
aux normes et canons de certaines conceptions esthéticiennes; leur beauté répond
davantage à la formule de Platon « Splendeur du vrai ».
L’EGLISE
PEUPLE DE DIEU
Cependant l'église de village n'est pas seulement un monument local.
Si l'édifice sacré est en droit d'être considéré par
les architectes et les archéologues dans son état statique, ce
qui a été fait de stable et de solide ne doit pas faire oublier
son état dynamique. Ce qui nous est donné de découvrir
en elle, est un être vivant qui n'a jamais fini de se faire. Il se construit
lentement avec le concours irremplaçable des hommes.
Fraction de l'Église universelle, l'église villageoise a un nom,
la paroisse. A l'origine elle se confondait avec la piève. C'est-à-dire
le territoire occupé par le «peuple saint », la plebs soncta,
comme on disait dans l'Antiquité chrétienne.
Le but de la paroisse n'est pas simplement de réunir des fidèles
en un même lieu, mais de créer par les fastes de la liturgie une
atmosphère qui permet de mieux entrer en communication avec le divin.
Par la prière personnelle et le culte public, l'église-maison
de Dieu est l'instrument privilégié du recueillement, de la joie,
du sacrifice et de la contemplation. Refuge et témoin des drames et
des joies de toute vie personnelle ou communautaire, la détresse humaine
s'y exprime dans la flamme des cierges qui se consument devant l'autel ou l'effigie
du saint de prédilection. De même la reconnaissance est inscrite
dans les ex-votos qui, naïvement ou de façon ostentatoire, rappellent
telle grâce reçue ou protection accordée.
Première conséquence de sa vocation liturgique et spirituelle,
l'église rurale s'est imposée comme centre de la structure sociale
du village. C'est elle qui pendant des siècles a assuré la cohésion
des communautés. Devant sa porte se réglaient les conflits mineurs,
en un lieu dont la toponymie locale a conservé le souvenir sous la dénomination
de tribuna, arringu voire curia.
La solidarité villageoise était vécue dans le cycle liturgique
des dimanches et des fêtes. Il ne fait aucun doute que l'obligation de
la messe dominicale a créé cette solidarité en favorisant
les rencontres dans les prolongements naturels de l'église, sur la place
d'abord, où les hommes débattent de leurs affaires, puis dans
les estaminets, ceux-ci par un étrange mimétisme ayant fortement
concurrencé l'église par loto et tiercé interposés.
MANIFESTATIONS
RELIGIEUSES
Le sentiment religieux des Corses se manifeste de façon originale en
certaines circonstances privilégiées: fêtes patronales,
pèlerinages, processions, Semaine Sainte...
Les fêtes patronales ou la célébration de saints populaires
favorisent encore d'importants rassemblements. Certaines coutumes les accompagnent.
Il est assez courant que celles-ci soient l'objet d'anciennes accusations,
toujours reprises, tendant à déconsidérer la piété populaire.
Clercs et «intellectuels» locaux n'ont jamais hésité à la
qualifier de superstition. Qu'en est-il de ces accusations hâtives?
Tout historien des religions ou spécialiste d'anthropologie religieuse
est à même de découvrir au terme de patientes enquêtes,
qu'il s'agit moins de superstition que de sens du sacré. Vivant au contact étroit
de la nature, et bien qu'il fût incapable de conceptualiser sa manière
de considérer le monde et les éléments qui le composent,
le Corse traditionnel sacralisait beaucoup. Pétri de franciscanisme
primitif, il faisait siennes, sans les avoir jamais apprises, ces réflexions
de saint Bonaventure: « Toutes les créatures du monde sensible
conduisent à Dieu..., elles sont des images de la Source, de la Lumière...,
ce sont des signes qui nous ont été donnés par le Seigneur
lui-même ». Alors rien d'étonnant que l'homme de la terre
traduise son christianisme et le vive au ras du sol nourricier.
Que demande le paysan à l'Église si ce n'est d'abord de protéger
ses champs et son bétail par des bénédictions et des processions,
au temps des Rogations, en la fête de saint Marc et, en certains endroits,
le lundi de Pâques? De même, au début des labours ne plantait-on
pas de petites croix dans les emblavures, afin que soient préservées
les récoltes futures?
On savait aussi se souvenir que les produits de la terre, destinés à la
subsistance de l'homme -stantu di l'omu - étaient d'abord don de Dieu
-fruttu di Diu. A ce titre, il convient à tout bon chrétien de
partager avec les plus démunis. Et c'est bien ce qui se passait à titre
symbolique, en certaines occasions. Pour Saint-Roch on distribuait des petits
pains bénis, pane di san Roccu ou sanrucchinu. Le jour de la Saint-Pancrace,
s'est longtemps maintenue la coutume des Puricce, consistant à se rendre
dans les bergeries pour bénéficier de la distribution gratuite
de lait, faite par les bergers, en l'honneur de leur saint patron. Toujours
en la fête de Saint-Roch, la bénédiction des animaux qui,
par centaines, envahissaient la place de l'église. Ailleurs c'était
la bénédiction du sel destiné à être mélangé au
fourrage.
Autre rite controversé et qualifié de fétichisme, celui
qui de nos jours encore consiste à parer la statue du saint, au jour
de sa fête, de rubans que l'on se partage à la clôture des
festivités religieuses. Reliquat d'une pratique bien oubliée
de l'Église antique connue sous le nom de « reliques représentatives ».
En effet, pour éviter le morcellement infini des corps des martyrs,
on déposait sur leurs tombeaux des linges nommés paliola destinés à être
distribués aux fidèles.
La fête patronale réveille et rend plus tangible la solidarité villageoise,
non seulement dans le culte et la liturgie, mais dans ses prolongements profanes,
a festa curpurale. Celle-ci est occasion de repas somptueux et favorise commerces,
foires et concours d'animaux. Prolongements qui ne vont pas sans déviations:
activité fébrile autour des bars et des buvettes, des tréteaux
où sont installées des tables de jeu, des pistes de danse. Rançon
obligatoire d'un conflit toujours inévitable entre le spirituel et le
temporel, le mystique et le politique. Il ne faut ni s'en étonner ni
s'en consoler.
Des circonstances exceptionnelles, comme les pèlerinages, renforcent
encore davantage au cœur des fidèles le sentiment d'une appartenance à un
corps dont l'ampleur dépasse les dimensions du village et les limites
de la piève, le corps mystique. Les pèlerinages les plus célèbres,
Madonna di Lavasina, Santa di Niolu, Santa Ristituta di Calenzana, Alesani,
Oletta, Pancheraccia, Muru di Balagna, Trinità di Bonifaziu, etc., attirent
toujours des foules nombreuses et ferventes. Les oratoires de haute montagne
ont maintenu la tradition des pèlerinages de transhumance placés
sous le signe de saint Pierre aux Liens, saint Élisée ou saint
Antoine.
Si de plus en plus on constate des signes de désacralisation des pèlerinages,
c'est qu'ils s'inscrivent, comme naturellement, dans la ligne de l'anti-tradition.
Nous sommes en pleine rétrogradation. Si l'on réfléchit
tant soit peu sur leur origine, il apparaît que le saint ainsi honoré,
ici et maintenant, a pris possession de ce territoire en des temps plus ou
moins reculés. Il a été installé par les populations
en terre païenne, souvent sur un vieux sol déjà «sacré»,
avant même l'avènement du christianisme. La divinité locale,
dont les toponymes portent encore la trace, a été vaincue par
le saint, mais celui-ci n'en a pas fini de lutter contre les forces hostiles
ou maléfiques toujours renaissantes. Dans ces luttes - et les lieux
de pèlerinage en sont souvent le théâtre - s'affronteront
jusqu'à la fin des temps foi et superstition, morale et licence, discipline
chrétienne et incohérence primitive. L'histoire déjà longue
de la Corse nous enseigne que chaque fois que l'esprit du Mal a passé,
la Tradition reprend son empire.
La paroisse qui, avons-nous dit, est un être vivant n'est pas seulement
composée de fidèles agissant en ordre dispersé. Sous le
gouvernement d'un pasteur -u piuvanu -, elle éprouve le besoin de se
manifester en corps constitué. La procession les conforte dans ce sentiment.
Rassemblant la totalité des habitants, la procession les hiérarchise
selon l'ordre de l'espace et du temps, qui est l'ordre même de la création.
Par référence au sens grec de la paroikia qui signifie «séjour
en pays étranger», la procession apparaît bien comme la
manifestation sociale et visible d'un peuple en marche vers le terme qui lui
a été fixé. Parcourant un espace symbolique délimité par
un itinéraire étudié, il s'achemine vers la Jérusalem
céleste dont l'église du village, à cause même de
sa stabilité, offre « la pacifique vision ». Tel est l'enseignement
des hymnes liturgiques pour commémorer la dédicace des églises.
Acte liturgique qui a pour objet l'honneur de Dieu, de la Vierge ou des saints,
Fête-Dieu, et Sacré-Cœur, 8 septembre et 15 août, sainte-Lucie
ou saint-Antoine, etc. La procession est occasion de ferveur envers telle ou
telle De dévotion, mais toutes cèdent le pas à la dévotion
par excellence: la Passion et la Croix du Sauveur. Plus qu’ aucune autre
sans doute, cette dévotion a marqué la spiritualité et
la piété des Corses. La preuve en est que certaines cérémonies
de Semaine sainte rassemblent encore la quasi-totalité des communautés
villageoises.
Qui ne se souvient de l'activité liturgique et paraliturgique des confréries
déployant leurs fastes de façon plénière: chant
de l'Office des Ténèbres, chandelier triangulaire dont les chandelles éteintes
l'une après l'autre ont donné naissance au proverbe «spenti
i lumi, mortu u Cristu ! Éteintes les lumières, mort est le Christ
!» Cloches muettes remplacées par le bruit des batacchje. Lavanda
du Jeudi Saint où les Douze Apôtres étaient tirés
au sort parmi les confrères pour figurer au lavement des pieds. A Calvi,
la bénédiction des canistrelle constitue un rappel opportun du
pain rompu par le Christ et distribué à ses disciples, en même
temps que signification bien oubliée de la discipline antique en usage
dans certaines églises d'Occident. Ce rite sanctionnait une des étapes
de la réconciliation des pécheurs publics non encore admis à partager
l'Eucharistie, leur temps de pénitence n'étant pas terminé.
Mais le Jeudi Saint c'était surtout la communion pascale des confrères.
Nos regards d'enfants étaient émerveillés par cette longue
théorie d'hommes allant communier. Una prucissio ch i ùn ne finia
più di tutti sti fratelli vistuti à cappa, l'una più bianca
di l'altra, cullendu à passi misurati, massaru è priore in testa,
da u fondu di a ghjesgia fin 'à e balaustre per riceve u Corpu di Cristu ».
Le Vendredi Saint, des processions spécifiques, aussi nombreuses que
variées, revêtaient une signification spirituelle de type pénitentiel,
allant bien au-delà des manifestations que l'on s'est tant plu à décrier,
pour avoir été qualifiées de folkloriques. Mis à part
le cas particulier de Sartène avec son maintenant trop célèbre
Catenacciu, la plus typique d'entre elles demeure la Granitula. Enroulant et
déroulant ses spirales selon un cérémonial précis,
elle a l'intention de signifier la réintégration de l'homme à l'univers
sacral dont il est sorti. L'homme pécheur se détache progressivement
du profane où il se trouve englué, pour être réintroduit
dans le sacré, en suivant les méandres d'une longue et difficile
ascèse. Passant de la mort à la vie, il est reconstitué dans
sa structure interne et l'architecture spirituelle de son être retrouve
son unité.
LES
CONFRERIES
La communauté villageoise dont nous avons pu mesurer les dimensions
spirituelles avait l'église pour épicentre. Le menu peuple qui
gravitait autour d'elle, prenant conscience de sa pauvreté matérielle
et spirituelle, éprouvait un intense besoin de solidarité. Solidarité qui
s'exprimait en humble service mutuel quotidien. Ces trois idées-forces,
pauvreté, solidarité, service, allaient sous la poussée
populaire favoriser des groupements structurés. Pour concrétiser
un idéal de foi et de charité vécues, aucune institution
ne traduit mieux que les confréries le besoin d'entraide mutuelle.
Comme son nom l'indique, la confrérie est avant tout une fraternité et
ses membres s'appellent fratelli. Son but principal est d'accroître la
dévotion par la pratique des vertus chrétiennes, le culte de
Dieu, de la Vierge et des saints. Elle assure entre ses membres une liaison étroite,
entretenue par les assemblées de prière et renforcée par
les secours mutuels, tant au plan matériel que spirituel et moral. Secours
qui étaient dispensés spécialement à l'occasion
des maladies et de la mort.
Grâce aux confréries la charité est organisée surtout
dans les temps de détresse. La charité achemine obligatoirement
aux œuvres de secours et d'entraide. Dans les villages, la mémoire
n'est pas totalement effacée des bienfaits qui en certains cas s'étendaient à toute
la communauté. En ces temps-là on savait remercier en d'autres
termes que le banal «Allora vi diciaraghju mersi! » mais par le
combien plus expressif: « Ch'ella sia per l'anima di i vostri morti! »
Désormais avec les progrès de l'État en matière
de protection sociale les services rémunérés et tarifés
ont tué les solidarités anciennes et du même coup tari à sa
source la charité dépensée en pure perte.
Au temps de leur splendeur, les confréries en pleine activité illustraient
le rôle actif des laïcs dans la vie religieuse de la paroisse. Pour être
tombé en désuétude, ce rôle a, de nos jours, bien
du mal à se redéfinir. II est clair que les confréries
ont apporté une contribution de premier ordre aux services essentiels
de l'Église, culte et formation chrétienne des adultes. Contribution
qui présentement fait défaut. A ce titre les confréries
peuvent être considérées comme des citadelles qui ont su
défendre la foi contre la superstition toujours renaissante, et plus
encore contre les offensives plus subtiles de l'individualisme, redoutable
destructeur des solidarités anciennes et, partant, de la charité qui
en est le lien.
Certes les confréries, comme toute institution humaine, ont eu leurs
défaillances et leurs décadences. Aussi convient-il de ne pas
sombrer dans l'illusion qui les ferait considérer comme des témoins
très purs et sans tache di a ghjesgia di tandu. II est bien évident
qu'elles ne furent pas toujours exemptes de désordres. Il convient néanmoins
de rappeler qu'aux heures de décadence s'est souvent levé quelque
chef de file incontesté, clerc ou laïc, qui sut à nouveau
stimuler la ferveur affadie et réveiller le zèle assoupi. En
temps de vendetta, par exemple, alors que la cohésion de la communauté était
gravement menacée, les confréries pacere sont intervenues, parfois
avec bonheur, pour colmater les grandes brèches ouvertes.
En conclusion, retenons seulement que nos vénérables confréries
ont favorisé la pratique d'une religion vraie; elles ont secondé l'Église,
mais dans une autonomie et une liberté totales. Elles ont grandement
contribué à donner splendeur à l'exercice du culte divin
et vigueur à nos villages qui, sans elles, auraient eu beaucoup de mal à subsister.
VERS
QUEL AVENIR ?
Au terme de ce retour au village, qui fut en même temps retour sur lui-même,
Francescu u Spinseratu devint pensif:
« Avà tuttu quessu hè passatu. Ch i hà da divintà a
nostra ghjesgia di tandu? Tout cela est du passé. Que va devenir notre église
d'hier? » Que reste -t-il de la présence de cette Église?
La tentation serait grande de répondre: le Néant! Ce serait par
trop injuste. Il n'en reste pas moins vrai que le presbytère est vide
ou affecté à d'autres usages. Le vieux curé est mort. Tout
poste devenu vacant ne peut, en aucun cas, être pourvu. L'église,
symbole de la permanence du spirituel, est habituellement fermée. Ainsi
en va-t-il de ce qui est censé représenter la primauté des
autorités civiles. L'école est déserte et la mairie n'administre
plus guère que des listes électorales et des dossiers d'aide sociale.
La vie s'est lentement retirée du village, pour avoir perdu ses éléments
dynamiques.
Dans vingt-cinq ans nous entrerons dans le IIIe millénaire. Des églises
se seront écroulées. D'autres auront changé de destination.
Le mouvement est du reste amorcé par la désaffectation de certaines
chapelles de confréries et l'utilisation de plus en plus envahissante
des lieux de culte par des activités qui ont très peu de rapport
avec l'art sacré.
Toute prévision est certes interdite, mais en portant un regard rapide
et lucide sur les cent dernières années, force est de constater
que l'avenir religieux de la Corse s'inscrit en courbe de catastrophe. Le déclin
de la civilisation rurale a irrémédiablement accompagné un
déclin de la pratique et de l'esprit de foi.
Dès lors de graves questions se posent aux consciences Corses: nos églises,
même sans fidèles, nos clochers même sans cloches, que du
reste on commence déjà à voler, seront-ils à même
de maintenir la présence du sacré. Tout Corse bien né ne
peut que le souhaiter et l'espérer, ne serait-ce que par fidélité aux
ancêtres.
Les églises de Corse seront-elles à même de créer
de nouvelles solidarités? Sauront-elles s'organiser en cités
de réconciliation et de paix, par le recueillement, la supplication
et la contemplation? Dans la perspective d'une redéfinition des ministères,
le desservant cessera-t-il d'être un « conservateur» de passage
qui, tant bien que mal, assure un culte anémié tout en maintenant
quelques usages délabrés qui n'ont plus, de la tradition vivante,
qu'une coloration religieuse.
E'u purfigliulinu di Francescu u Spinseratu dicerà trinnichendu u capu
: « Cusi era a religione di l'arcibabboni. A ghjesgia di tandu. Cusi
sarà a ghjesgia di l'avvene. »
François J. CASTA. (1984)
Extrait d’un ouvrage (tiré a 2500 exemplaires numérotes)
de Pasquale Marchetti et Rigolu Grimald