LA TABLE

 

 

 

 

 



 

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LES REGLES DE BIEN-MANGER

On ne peut traiter de la cuisine sans aborder le chapitre des règles du bien-manger: elles sont assez simples à l'image de ce qui est en jeu.
D'abord, ce qui compte c'est de manger à sa faim :(Chi castica u so corpu face un cattivu calculu) (qui brime son corps fait un mauvais calcul); mais point trop n'en faut car il s'agit de travailler: «saccu viotu un po stà rittu, saccu pienu un po piegà » (sac vide ne peut tenir droit, sac plein ne peut plier).
Bien manger n'est pas de tous les temps.
Dans ces sociétés montagnardes pauvres, la crainte de la disette saisonnière a inspiré le dicton qui oppose les temps de pénurie ( tempu da grilli ),( temps des sauterelles) et les temps d'abondance (tempu da cabretti), (temps des cabris).Le repas de midi, pris au dehors, c'est bien souvent la pulenta, ou le pain, avec un accompagnement («pane e cumpane») qui se mange à même la tranche qu'il imprègne de son goût ou de son jus: lard, jambon, saucisson, figatellu grillé, fromage; et parfois simplement un peu d'huile et un anchois écrasé. Le repas pris à la maison, le soir, comporte obligatoirement la soupe paysanne et un morceau de fromage qui est, dit le dicton, le bouchon du repas (tappu di u cibu).
Le vin autrefois était rare, dans les montagnes, au point que les Niolins résumaient leur alimentation en deux expressions:( Pane di legnu e vinu di petra) (pain de bois: la pulenta et vin de pierre: l'eau des sources). Et un proverbe ancien où l'on retrouve le même amour des sources et la hantise de la malaria, conseille : (Bel vinu in piaghja e acqua in muntagna) (Bois du vin à la plage et de l'eau à la montagne.)

A table, quand il y a un invité, la maîtresse de maison ne s'assied guère. Elle mange debout ou assise près du fourneau, et s'occupe du service. Les jours de fête (tuaille du cochon, tonte des brebis, travail collectif d'entraide), les hommes qui ont travaillé ensemble mangent entre hommes, dans le salottu s'il y en a un.
Il y a dans les manières de table, quelques coutumes pieusement et fidèlement conservées: ainsi, on fait le signe de la croix sur le plat du pain avant de le couper, et on ne le renverse jamais sur la table, car ce serait en faire « le pain du bourreau ». De même, quand on verse du vin, on ne doit pas le faire à l'envers (en tournant la paume de la main vers le ciel) car là aussi, c'est la « versatura di u boia » (la façon de verser le vin au bourreau). Il est indélicat de roter; dans certains villages, si un des convives le fait on le traite de porc; mais dans d'autres villages on lui souhaite « bon prô » (que cela vous profite). De même, quand quelqu'un éternue, on lui souhaite « bona furtuna » ou bien «sette tappi» (sept bouchons). On trinque en disant «salute» (bonne santé).
Celui qui arrive chez un hôte avec une bonne bouteille ou des gâteaux ne doit pas trop s'attendre à les voir servir au repas. En lui proposant ce qu'il vient d'apporter on craindrait de laisser penser qu'on n'avait pas prévu tout ce qu'il faut pour l'honorer. En revanche, on lui servira largement tout ce que l'on a de meilleur. Refuser de reprendre d'un plat risquerait de vexer ou d'inquiéter, mais il faut savoir aussi se retenir et faire en sorte que le plaisir sensuel et individuel du bien- manger ne prenne jamais le pas sur l'agrément moral et partagé de la conversation. A faire autrement on ne laisserait que le souvenir d’un mangeur et d'un buveur, « manghjone e briacone ». C'est pourquoi, s'il convient de marquer, par un compliment bien tourné, qu'on a apprécié le repas, il serait malséant, croyant faire plaisir, de s'étendre trop sur ce sujet.
La convivialité corse, pour simple qu'elle soit n’exclut pas la délicatesse, le souci de l'autre et le respect de soi.

LA CUISINE CORSE.
Domaine traditionnellement réservé à la femme, la cuisine corse a utilisé pendant des siècles des modes de cuisson que la vie moderne évacue peu à peu à son détriment. Tre case è un fornu (Trois maisons et un four), dit le proverbe.
Le four de pierre, chauffé avec du bois ramassé dans le maquis, était, avec le fucone ou la cheminée, également au bois, un élément déterminant pour la cuisson des aliments. Au-dessus du fucone (foyer mobile), suspendus à la catena (crémaillère), le pignattu (la marmite) de fonte ou de terre et la paghjola (le chaudron de cuivre), patinés ou cabossés par l'usage, servaient à faire mitonner de bonnes soupes et de savoureux ragoûts. La cuisinière avait à sa disposition des marmites et des poêlons (u tianu).
C’était la pièce maîtresse de toute cuisine, au point que le mot désigne tout ce qui est cuisiné, mijoté dans ce récipient. On dira u tianu di fasgioli (un plat de haricots). Et puis il y avait la teghja, cette plaque d'argile posée sur le feu pour cuire les fameux migliaccioli mais bien d'autres choses encore.
Chaque région, chaque saison apporte ses spécialités dans le grand livre de la cuisine corse, celui que des générations de Corses ont connu et vécu. L'hiver, au petit matin, on prend la cullazione, repas léger constitué de café avec du lait, et de châtaignes fraîches grillées dans la calda rustita ou dans le testu. L'été, la cullazione se fait en pleine nature. Paysan ou berger, on mange alors un morceau de fromage ou de porc salé avec du pain et le petit vin de la vigne familiale.
Le repas de midi (a merenda) est pris, lui aussi, au dehors .C’est bien souvent la traditionnelle pulenda coupée en tranches (ou le pain) que la maîtresse de maison a préparée la veille. Le matin, elle a cuit au-dessus du fucone le figatellu, imprégnant la tranche de son jus avant de l'y enfermer et de placer le tout dans la musette de celui qui part au travail. C'est en pleine nature, à l'heure de la merenda que l'on sort son repas : Au dessus d'un bon feu de bois, on réchauffe le fîgatellu qui grille au bout de la broche improvisée que le berger ou le paysan s'est fabriquée avec une petite branche. L'été, on préfère la saucisse, le jambon ou le lard au figatellu des journées froides.
Enfin, lorsque la nuit ramène la famille au foyer, on partage la cena (dîner) tous ensemble. C'est une soupe paysanne ou un bon ragoût qui récompensera les efforts du jour, et qui, l'hiver, précédera le temps de la veillée.

COCHON
Viande festive par excellence car il y avait bombance quand on le tuait, mais qui n'était pas toujours prête pour Noël.
Les plats de ce jour étaient des préparations particulières, à la saveur forte, épicée.
Un animal important en Corse, qui fait la joie des petits et des grands en s'affalant au bord de la route, en déambulant en famille sur le bitume, en s'approchant de tout ce qui peut se dévorer. Le cochon est omnivore, il mange même le savon et la mousse à raser. Il s'approche de la voiture, car souvent de ce diable métallique et de leurs occupants sortent quelques épluchures gourmandes.
Les Corses expliquent que le goût inimitable de leur charcuterie vient de ce que les cochons mangent des châtaignes, des glands, des bonnes choses trouvées dans la forêt. C'est vrai, mais la première raison, la raison primordiale, c'est que le cochon a une bien plus belle vie que son homologue continental. Arrêtez-vous deux secondes devant une truie et ses petits qui s'amusent dans la boue ou autour des ruisseaux et des buissons. Ce n'est pas le même animal, que celui, qui attend, chez nous, sa mise à mort dans un couloir.
Une famille de cochons Corses, papa, maman et les petits, qui somnolent, allongés par terre au bord de la route après un bon pique-nique, en souriant de contentement (oui, oui, ils sourient vraiment), c'est l'image même du bonheur terrestre.
Les hommes tuent, nettoient, dépècent, découpent le cochon et hachent la viande; les femmes lavent les entrailles de l’animal et font la charcuterie.

CHARCUTERIE
Excellente, elle constitue l'un des porte- drapeau corse avec des noms chantants et des saveurs délicieuses. Les figatelli sont des saucisses de foie de porc qui se fabriquent en hiver et se consomment jusqu'au printemps; séchées, fumées, elles sont rendues encore plus savoureuses par une large utilisation d'aromates, voire par l'adjonction de viande de chèvre. Autre variété de saucisses séchées, les salcicciu sont faites de boyaux garnis de viande et nettement poivrés. Le prisuttu est un jambon à l'os, qui outre son assaisonnement doit sa saveur à son temps de séchage, qui atteint facilement un an. Le célèbre lonzo est un filet de porc fumé, qui utilise bien sur largement les aromates mais est mis à sécher nettement moins longtemps (autour de deux mois). La coppa est une échine de porc roulée, laissée à sécher quatre mois; sa préparation connaît quelques variantes, avec par exemple lavage au vin rouge ou adjonction d'aromates. La panzetta correspond au lard de poitrine. Les sangui, boudins corses, sont fréquemment garnis de raisins secs ou de menthe qui leur confèrent une saveur bien particulière. Le casgio di porco est un fromage de tête, qui utilise également un pied de porc, sans oublier bien sur les incontournables aromates.
Les terrines de sanglier, de figatelli, les pâtés de merle, de grive, font la renommée du pays. Pour le visiteur, il y a cependant, dans les prix, un grand écart entre les productions industrielles et artisanales. Les producteurs parlent avec dédain de la charcuterie «de supermarché», faite avec des cochons «qui ne sont même pas corses». Les détaillants qui utilisent ces produits industriels parlent des prix exorbitants pratiqués par les artisans charcutiers: « ils doivent faire venir leurs cochons d'Amérique latine» rajoutent-ils gentiment .Parfois pour le consommateur, les prix varient du simple au double entre lonzo industriel, et le lonzo artisanal. A chacun de déterminer si le second est deux fois meilleur que le premier:

A TUMBERA.
Mais le grand événement c'est a tumbera, l'abattage du cochon, u porcu ou u mannarinu, à Noël le porc né est sacrifié : il est natalescu. Qui n'en a pas gardé le souvenir de son enfance passée au paese: des hurlements déchirants de la bête, du cérémonial réglé avec le partage des tâches, des odeurs lourdes et chaudes dans le froid hivernal? Ce que l’on appelle « un mondu zitellinu incantatu (le monde enchanté de l'enfance) ».
A tumbera, l'abattage, commence avec la saison hivernale, à la Santa Lucia, le 13 décembre, et dure jusqu'en février. Le cochon doit être replet à point, le temps froid et sec pour permettre de conserver la viande.
Le cochon est capturé, tué d'un coup de couteau dans la carotide ou de poinçon dans le cœur selon un rituel masculin bien établi. Le sang giclant est recueilli par une femme dans une terrine, a conca, et battu avec un petit fouet de branches fines et sèches de bruyère, a scopa, afin d'éliminer la fibrine coagulée.
Pour éliminer les soies, on les brûle en promenant une torche de bruyère à i spini razi, des genêts épineux, ou bien a murza, l'immortelle qui sent très fort, sur l'échine et le ventre, sur les pattes, les sabots, dont on détache les ongles. L'odeur âpre, violente, remplit l'espace, à l'image de la bête exposée, pendue par les pieds, ouverte, débarrassée de ses entrailles.
Quand on retire le fiel,on le rejette derriere soi en crachant par terre .
Le dépeçage peut commencer : jambons, épaules, tête, tout y passe; tout est utilisé et notamment les abats. Les femmes vont « laver les tripes à la rivière, un gros couffin ventru appuyé sur les hanches, et la fine baguette, essentielle pour trousser les boyaux. Ce que l'on entend d'abord, c'est le bruit de la rivière, puis monte une forte odeur de menthe sauvage écrasée. Ensuite le chant des femmes aux jupes troussées, les pieds dans l'eau, soulevant des guirlandes claires de boyaux propres, prêts à être remplis. »
Les boyaux serviront à envelopper a coppa, faux-filet et échine, u lonzu, filet, à confectionner les figatelli avec le foie et les salcicce avec la chair à saucisses.
Et, i Bangui et tout ce qui est préparé avec le sang du porc pour Natale.

AUTRES COCHONNAILLES
Il n'y avait pas qu'i Bangui, u ventre... Certains se souviennent d'avoir savouré des carne fritta ou veghja. Lorsqu'on avait débité le cochon en jambons, prisutti, en filet, échine et faux-filet, pour les lonzo et la coppa, il avait fallu égaliser les pièces et il en restait des découpes - e striscie di carne - que l'on faisait revenir dans du saindoux avec des pommes de terre.
A Olmi Capella, ces dernières avaient été choisies dès la récolte et mises à part pour figurer dans le plat de Noël. Parfois il les coupait en gros quartiers mais ce n'étaient jamais des frites. Elles devaient être onctueuses, jamais sèches, et s'imprégner du jus sans s'en aller en bouillie.
Une tumbera précoce apportait le régal des figatelli, rôtis à la braise du focu di Natale. « Des figatelli hâtivement séchés laissaient à travers les craquelures de leur peau noire s'exhaler un parfum de foie gras et d'aromates ». Il nous a été dit que, dans une famille de Balagne, il les rissolait dans une poêle où il avait mis du miel à chauffer. Il les mangeait aussitôt avec des tranches de pulenda (polenta).
Peut-être mangeait-il aussi le fromage de tête avec une punta di cannella, « une pointe de cannelle », moulé dans un bol placé sur la fenêtre pour qu'il se garde bien frais.
A cionciula, fabriquée à la tumbera de l'année précédente, en prévision des fêtes de fin d'année, ne se consommait qu'au bout d'un an. Son nom venait de son enveloppe: la membrane graisseuse recouvrant l'intestin.
Sangui o sanguinelli natalecci (boudins)
ln Natale sanguinelli, in Pasqua migliacci è canistrelli (À Noël les boudins, à Pâques les gâteaux), dit le proverbe.
Pour l'utilisation du cochon, tout dépendait de la tumbera. Si elle se faisait la veille de Noël ou juste quelques jours avant,
« On ne dépeçait surtout pas la bête. On ne touchait pas à la viande, mais on faisait u ventre et i sangui que l'on mangeait au repas après la messe (de Minuit).»
Si la mise à mort était affaire d'hommes, la confection des boudins appartenait aux femmes. D'abord le sang. Le sang qui avait été battu était passé à la passoire fine et on y ajoutait de l'eau jusqu'à ce que, en passant la main à plat dans le sang et en la remontant doucement, dos tourné vers le haut, le sang glisse dessus et laisse les ongles visibles, lascendu l'ugne bianche. On le salait alors et on le goûtait pour s'assurer qu'il était à point. On poivrait - gros poivre noir concassé - et en Balagne on mettait une touche de piment rouge, le petit piment de Cayenne sec et broyé appelé pevaru mattu. Selon les goûts, on pouvait y ajouter de la panne fine, coupée en tout petits morceaux: la quantité dépendait du coup de main de la cuisinière et des goûts de la maison.
Les sangui d'erbe, qui sont particulièrement les boudins de Noël, sont remplis de blettes, de préférence sauvages, bietule, mélangées à des oignons, de l'ail ou du céleri et à des plantes aromatiques fraîches comme la menthe poivrée, la nepita, le persil, ainsi que des épices -poivre, clous de girofle -, qui s'ajoutent au sang. Ce qui fait la différence entre régions et micro-régions, c'est la nature et la quantité des herbes et des condiments, et, entre sanguinelli du même paese, c'est le coup de main de la cuisinière et les goûts de la maisonnée.
Puis avec une louche ou a sanguadiola (sanguaghjola), un entonnoir à boudin, on remplit les boyaux de ce mélange sang et erbe. Quand le boyau est plein, il est fermé et, avec une ficelle, on va l'attacher en anneaux, aneddi di sangui, ce qui fait une grappe que l'on va plonger dans le chaudron d'eau frémissante, à trois reprises, en disant : « A nomu di Diu, di santi è tré », au nom de Dieu, des Saints et de Trois (est-ce La Trinité ou simplement le chiffre trois?) comme on fait pour dénombrer au moulin les boisseaux (bacini) de blé.
On les fait cuire pas plus d’une demi-heure pour qu'ils gardent leur moelleux. On les enfile ensuite sur un long bâton pour les refroidir. Sti anelli pouvaient être grillés au moment du repas et appréciés à Noël dans certaines régions.
Mais on pouvait aussi se régaler avec un mets recherché de Noël, u ventre, la panse de porc farci. Il s'agit toujours de l'estomac ou du duodénum qu'on remplit d'erbe préalablement cuites et d'épices mélangées au sang pour constituer la farce. Les erbe sont essentiellement les blettes sauvages coupées en petits morceaux auxquelles on ajoute dans le Nebbiu, pour en faire une trippa piena « la moitié d'un petit chou, quelques feuilles de bourrache, un oignon coupé en morceaux, quatre ou cinq poireaux, quatre ou cinq feuilles de menthe» et, en plus, pour le ventre pienu de Castagniccia, de l'ail. Certains y ajoutent saindoux ou péritoine. La panse ainsi farcie est plongée dans un chaudron d'eau bouillante salée et aromatisée avec précaution, où elle cuit tout doucement. On peut la servir en tranches, avec le bouillon de cuisson.
Les préparations à base de sang de porc
Une farce était confectionnée avec le sang, aromatisée par des herbes, oignons cuite dans les boyaux, un estomac qui sert de poche, un duodénum... Selon de subtiles variantes de préparation ou d'enveloppe, ces préparations peuvent prendre des noms différents: Bangui, sanguinelli, trippa piena, civa, ventre, mais aussi mula à Venzolasca, Bustanicu, cecu (cœcum) dans le Mercuriu..., elles étaient confectionnées par les femmes très vite après la mise à mort du cochon.
Boudins: sangui, sanguini, sanguetti, sanguinelli
Il existe de multiples variantes régionales et familiales dues au choix des ingrédients qui sont ajoutés au sang: panne fine coupée en tous petits morceaux ou dés de lard, oignons émincés et étuvés pour i sangui a cipolle ou dans le Sud ciudde, raisins secs trempés dans l'eau tiède dans les sanguinlli all'uva, parfois muscatella.

LE GIBIER
Il y avait bien d'autres viandes festives. Sur la piaghja, ces collines du littoral, on réservait quelques merles - trois par personne par exemple - pour les manger convivialement, que ce soit dans les casette, cabanes des bergers qui y passaient l'hiver ou dans les maisons plus cossues des hameaux. « Pour que tous participent à la fête de la nuit où le Christ est né, disait-on, le Bon Dieu envoie des merles ». Point n'est besoin de les chasser, on les prenait au collet. Ils étaient gras à souhait et on les rôtissait à la broche sans les barder. Pour que la chair soit bien imprégnée du parfum des myrtes, on ne retirait pas les entrailles avant la cuisson». Merles et grives rôtis au feu de la cheminée, ou alors perdrix, la chasse n'en était fermée qu'au mois de janvier.
Et à défaut, c'était un lièvre qu'on faisait en civet.
Ce que les hommes rapportaient. « N'importe comment, c'était un mets de fête. »

VIANDES FESTIVES
Qui dit fête dit viande. En temps ordinaire, on n'en mange guère sauf pour donner du goût aux soupes et ragoûts.
U caprettu, le cabri,
Un mets qui est un symbole de Noël pour les Corses d'aujourd'hui. Aussi est-il très recherché, et il faut le réserver longtemps à l'avance chez son boucher.
Qu'en était-il au début du siècle? C'était déjà le plat spécifique de Noël dans la plupart des régions, comme l'indique l'adage:
« Caprettu (di) Natale, agnellu pasquale» (le cabri à Noël, l'agneau à Pâques). Ce qui est en partie démenti à Sartè : Mori più capretti ghjovani in Pasqua è Natali chè capri vechji in Carnivali il meurt plus de cabris à Pâques et à Noël que de vieilles chèvres pour Carnaval). En fait, on sacrifiait ce qu'on avait, cabri ou agneau.
Le cabri a quelques semaines. Il n'a été élevé qu'au lait de la mère.
La cuisson variait selon les régions: en broche, rôti sur la braise, c'est u caprettu in arrostu ou arrustitu, arrosé d'une sauce. Caprettu à l'istrettu, il est en sauce. Dans le premier cas, c'est une cuisine rapide, continuellement surveillée, dans le second, c'est une cuisson lente, mijotée dans u tianu (poêlon).
On recherchait particulièrement le caprettu in arrostu ou arrustitu. Souvent ne faisait-on pour le soir que les gigots:
« deux cusciotti de cabri à la braise de sarment et soigneusement arrosés d'une sauce au sel et au vin.»
Le feu était nourri de bois de chêne, d'olivier, de sarments de vigne qui fournissaient une braise ardente. U caprettu était le plus souvent apprêté simplement, salé et poivré. Coupé en deux dans le sens de la longueur ou entier, sauf la tête, il était embroché, placé entre deux bûches, « pas trop près de la braise ». On le tournait doucement pour qu'il dore. « On le retirait du feu, d'instant en instant, pour l'arroser de vin blanc aromatisé, afin qu'il ne se desséchât pas et pour le parfumer, à moins que ce ne fût d'une sauce au sel et au vin, ou dans le Sud, à base d'ail pilé, de sel, de poivre, de vinaigre de vin vieux (ou de vin), émulsionné avec de l'huile d'olive: a salamudia (salamughja), avec laquelle on badigeonnait le cabri à mi-cuisson.
C'est ainsi que font encore ceux qui suivent la tradition du cabri cuit au feu de bois.
Une recette de Lenzulone utilise un cabri entier rempli de farce et enveloppé de crépine. La bête est arrosée avec les gouttes de graisse qui tombent d'un bout de lard embroché.
La nuit de Noël, les gigots de cabri pouvaient être accompagnés de pommes de terre particulièrement choisies et le lendemain midi on cuisait la partie avant du cabri stretta, en sauce.
Lorsque la cuisinière à bois et à charbon entra dans les foyers, le demi-cabri, salé et poivré, placé dans un plat en terre bien huilé, fut rôti au four avec des gousses d'ail, du thym et du laurier. On put aussi mettre à frire dans la poêle, au lieu du cabri entier, les épaules et les gigots coupés en morceaux avec quelques gousses d'ail.
Pour le cabri à l'istrettu, à l'étouffée, tout était dans la sauce mitonnée, moelleuse. «On ajoutait au vin, à l'huile, à l'ail pilé, de la mie de pain pour lui donner le velouté. » Mais le régal dans le Sud était a rivia ou a rivredda, une brochette d'abats de cabri (ou d'agneau), cuite à la broche et arrosée de sauce au vinaigre. Dans le nord de l'île elle s'appelle curatella fressure. Le principe de la rivia est de faire griller au feu de bois des brochettes confectionnées avec la fressure, c'est- à-dire les gros viscères de cabri (ou d'agneau).
Ces abats utilisés seuls (Alta Rocca, Sartenais...) sur la broche ou alternés avec des morceaux de pain et des carrés de lard ou de petit salé sont d'abord placés devant le feu pour qu'ils suent. Puis la brochette est enveloppée dans le péritoine, cette membrane graisseuse et transparente qui enveloppe les viscères, appelée dans l'Alta Rocca u veli di a tripa, crépine en français. Puis, dernière opération avant la cuisson définitive, un travail de tressage autour de la broche des boyaux fins,
i minucci, selon le savoir-faire local. Alors la broche se présentait comme a rocca (quenouille). Puis on procédait comme pour le cabri entier à la broche en arrosant la brochette de salamughfa. Cette préparation longue et raffinée donne un mets dont l'odeur et la saveur incomparables habitent les mémoires. Rassurez-vous, quelques familles et restaurants cuisinent encore la rivia ou rivredda.
Dans le Sud encore, à la Santa Lucia et même pour Natali, se préparaient des trippetti de cabri, avec les tripes, du sang, des oignons, de l'ail...
Il ne faut pas oublier que le cabri qu'on cuisinait était un chevreau et non une chevrette qui, elle, devait grossir le troupeau de chèvres laitières. La chèvre trop âgée était abattue et elle pouvait fournir de la charcuterie, des saucissons du genre des figatelli de porc, et de la viande boucanée. Ainsi on tuait la chèvre pour la fête patronale le premier dimanche d'octobre et on faisait i sangui (boudins). Puis dans les cuisses, les filets, les morceaux bien en chair, on découpait des lanières de viande que l'on mettait à mariner dans du vin et du vinaigre avec des oignons, des aromates, du sel et du poivre, pendant quatre ou cinq jours. Puis on égouttait cette viande dans la conca (un plat creux). On la faisait sécher au soleil. Puis on ramassait des rameaux d'aubépine ou de prunellier. On enfilait chaque morceau sur une épine et on mettait les striscie (lanières) dans le four après la cuisson du pain, d'où elles ressortaient sèches et dures comme du bois. On les rangeait alors dans un torchon, remisé dans le pétrin: elles étaient prêtes à être cuisinées le dimanche ou les jours de fête avec un ragoût de pommes de terre, de pâtes, de haricots...
On les appelait aussi misgice, misgiccie. Elles ne sont plus qu'un souvenir qui glisse dans l'oubli.

LES DESSERTS
Si les agrumes: orange, mandarine, cédrat, sont des fruits symboliques de Natale, ils étaient rares sur les tables, dans les villages de montagne. Par contre ces derniers étaient riches en pommiers, et les reinettes, tout en se ridant un peu, parfumaient les caves et les greniers, avant d'être croquées par petits et grands.
Les fruits séchés
Sur toutes les tables, il y avait des fruits. Les plus divers et en abondance dans les familles aisées. En petite quantité, ramassés pendant l'automne et conservés pour les fêtes chez les plus pauvres.«C'est que le riche mange le pain blanc et le pauvre le pain d'orge ou de châtaigne. Au reste, il est fort peu de gens qui n'aient une vigne, et dans la vigne des figuiers, des pêchers; ils mettent quelques raisins, les figues et les pêches à sécher au soleil ».
Les raisins
Il y avait quelques treilles à proximité des maisons pour le raisin de table. Pour les raisins secs, on choisissait des grappes saines, de variétés à grains espacés et à peau ferme. On préparait un chaudron d'eau, on y plongeait un sac en toile ou un nouet de cendres de bois et un gros bouquet de finucchietta, jeunes branches de fenouil. On utilisait aussi, une tisane d'inule visqueuse (plante qui fleurit en septembre), de fenouil, de noyer, de myrte et de lentisque. On portait à ébullition, on trempait les grappes de raisin une à une avec une passoire, une minute. Les grains devaient se rider instantanément. On les mettait à sécher à l'ombre.
Les figues
Il y avait quelques variétés de figues destinées spécialement à être séchées. Qu'elles soient blanches ou noires, il fallait qu'elles soient très sucrées et surtout qu'on puisse les cueillir avec leur pédoncule ou picciolu. Ainsi au moment du séchage, les mouches ne pouvaient pondre leurs œufs. On les cueillait très mûres, choisissant celles qui commençaient à se flétrir, par temps sec et même quelques heures après le lever du soleil. Elles étaient posées sur des claies de roseau ou de grosses planches, i tavuloni, recouvertes d'un lit d'inule visqueuse.
À moins qu'elles n'aient été fichées sur les piquants de quelque branche de prunellier, d'oléastre suspendue aux fenêtres. Elles étaient exposées toute la journée au soleil pendant plusieurs jours, retournées de temps en temps, rentrées tous les soirs. Puis on les mettait dans le four tiède après les avoir lavées. On pouvait aussi les passer à l'eau bouillante additionnée d'un peu d'huile d'olive et les refaire sécher, une journée, à l'ombre. Mises dans un sachet de toile à matelas usagée et saupoudrées de farine, elles ne collaient pas entre elles.
En montagne, elles venaient à maturité au moment où l'on ne pouvait plus les faire sécher au soleil. Si bien qu'elles n'apparaissaient que sur les tables de ceux qui avaient des propriétés sur le littoral.
On pouvait les manger avec des amandes, passées au four, ou encore avec des noix.
Les fruits secs
Noix (noci), noisettes (nucelulle), amandes (amandule), ramassées au cours de l'automne, séchées au soleil, remplissaient paniers en osier ou sacs en toile d'où ils les sortait avec parcimonie.
Très estimés, ce sont dans les contes des objets magiques apportant protection et aide aux héros.
Les confiseries
Le sucre a été pendant longtemps une denrée de luxe. Aussi réservait-on aux grandes occasions les dulciemi que l'on offrait et consommait en petites quantités.
Dès le XVIIIeme siècle, chocolat et café sont connus en Corse, et auparavant c'était les glaces dont faisaient grand cas les gouverneurs génois. L'anglais Boswell venu rencontrer Pasquale Paoli se vit offrir une tasse de chocolat au petit déjeuner par le signor Barbaggi de Murato. Un siècle plus tard, en 1869, le comte de Saint-Germain dégustait avec délectation dans les cafés d'Ajaccio les glaces aux fruits accompagnées d'une tasse de moka. Les Ajacciens aisés et les fonctionnaires continentaux prirent l'habitude d'aller acheter les spécialités de Madame Mille: «pralinés, cédrats confits et glaces », très prisées des étrangers. L'annuaire de 1902 mentionne trois confiseurs à Ajaccio.
Quand prit-on l'habitude de fabriquer à la maison nougats et pâtes de fruits? Sans doute à la même époque. Au début du XIXeme siècle et dans les années 1960, beaucoup de mères de famille faisaient elles-mêmes les croquants (u croccà) ou la pâte de coing. Pour réaliser u croccà, on cassait les amandes avec des pierres rondes, pierres-marteaux. Émondées, effilées, elles étaient passées au four puis jetées dans le caramel. Cette fabrication familiale a presque entièrement disparu.
Aujourd 'hui, les confiseries utilisent de plus en plus les produits corses: châtaignes, miel... Ainsi les truffes en chocolat (lequel est importé) sont fourrées à la crème de châtaignes.
Les pâtisseries
Durant la période de Noël il n'y a pas de gâteau spécifique comme le sont les bastelli. de la Toussaint, les cànestri, canistrelli de la semaine sainte.
Dans la première moitié du siècle, dans les villages, les femmes préparaient les pâtisseries à la maison, encore cuites au feu de bois de la cheminée ou du fucone (zidda, âtre) ou bien au four à pain le jour de la cuisson hebdomadaire du pain. Lorsque le four se refroidissait après la fournée, on profitait de l'occasion pour glisser un flan, des pommes au miel ou une tarte à la farine de châtaignes. Comme on ne chauffait pas le four à pain un jour de fête, à Noël on mangeait des biscuits, des préparations qui pouvaient être frites ou parfois le pane di mele (pain d'épices) confectionné à la maison avec le miel qu'on produisait et du cédrat confit, ou acheté.
Mele di Corsica, miel de Corse
Le miel corse est un produit spécifique de qualité, déjà estimé de la Rome antique. Aujourd'hui les apiculteurs en présentent une production très diversifiée: miels doux de printemps, de maquis, d'agrumes, de montagne, amer d'arbousier.
Il contribue aux saveurs de la cuisine corse. Il vient d'obtenir une appellation d'origine contrôlée
Crèmes, Flans et Crêpes
Ce qui vient en premier dans de ce temps de fêtes, c'est la « crème à la neige» ou l'île flottante, dégustée au repas de midi à Noël, faite avec le lait de chèvre ou de brebis, les œufs du poulailler. Seul le sucre était acheté. « Le dessert corse par excellence. Elle a été le clou des repas de fête des villages ». Quand on utilisait de la farine, c'était le flan cuit au bain-marie.
Une cuisine simple, délicieuse, attendue avec joie.
Les crêpes, comme l'île flottante, ont dû être introduites récemment mais, «assimilées » en quelque sorte, elles ont même donné lieu à des rites familiaux.
On les fait maintenant à la farine de châtaigne (ou moitié châtaigne moitié blé), farcies au brocciu ou à la crème de châtaigne.
Les biscuits
Ces desserts étaient préparés un mois, voire plusieurs mois à l'avance.
Les plus curieux sont fait au mustu.« le jour de la vendange, on prélevait dans le capitedddu, une grande cuve où coulait de la calcichetta (fouloir), u mustu (le jus de raisin), une dizaine ou une vingtaine de litres; le moût ne devait pas avoir commencé à fermenter. Il fallait faire réduire ce moût de moitié, on ajoutait des poires en tranches, si on en avait, des pommes, et on remettait sur le feu pendant une heure. Des amandes et des noix, d'abord ébouillantées et mondées, étaient ajoutées à la fin.
C'était la base d'un gâteau biscuité qui se gardait longtemps.
Dans la province de Sartène, après la vendange, on prépare une pâte où n’est pas épargné le poivre, l'anis, le fenouil et autres épices; cette pâte donne une espèce de gâteau; coupé en tranches, remis au four pour le biscotter, puis, durant toute l'année, les étrangers sont sûrs de trouver une collation. Ce biscuit est garni de raisins, de figues et de pêches sèchés au soleil, de noix, de châtaignes sèches, de fromages et de vin doux »
Quelle est l'origine de ces gâteaux au moût qui se présentent sous forme de panettes allongées, se font dans le Capu corsu où l'on utilise alors du miel au lieu de sucre, et dans l'extrême Sud en passant par le Moriani?arabe, italienne...? On signale en Italie au XVIIIsiècle un gâteau semblable: le panforte siennois. Rappelant le repas de mezanotte (minuit) au début du siècle, à Alata, il évoquait les micchette à l'anis, pains levés dans lesquels on avait mis farine, sucre, œufs et saindoux, et les« succulents canistroni ». Ces derniers semblent une spécialité d'Alata. La pâte était faite avec de la farine de blé, du saindoux, du sucre et l'aquavita (eau-de-vie). Ni sel, ni œufs, ni lait. Parfois des graines de finuchiettu (fenouil sauvage).Avec du levain. La préparation était longue: pétrissage de la pâte était même foulée aux pieds. Ces gâteaux entre autres pouvaient se conserver quelques jours au moins.
Frappe (frappi dans le Sud) et fritelli (friteddi)
Dans tous les moments festifs, il y a des frappe (oreillettes). Les femmes consacrent beaucoup de temps à travailler la pâte, à la découper en lanières puis à la jeter en grande friture. Et la tradition ne se perd pas.Les frappe ont l'avantage de se garder des semaines à l'abri de l'air, à la différence des fritelli (beignets) qui doivent être consommés aussitôt.
Les fritelli semblent avoir eu la préférence en temps de Noël, d'autant que le brocciu commençait à être confectionné par les bergers. Il arrivait tout neigeux dans les cuisines. On termine la liste des desserts de mezanotte avec « des montagnes de fritelli au brocciu gavé d'œufs et d'eau-de-vie sucrée». On se contentait parfois d'un morceau de pâte à pain qui avait été mis de côté, qu'on aplatissait et qu'on découpait pour en faire des galettes rondes, e papule ou papelle que l'on faisait dorer des deux côtés à la poêle à frire. On les sucrait et on mangeait chaud pour le jour de l'an.


Soufflet a la farine de châtaigne



Imbrucciata


Fiadone



Soupe Corse


Omelette au bruccio et a la menthe


Soupe paysane



Ingrediant pour storza pretti


Storza pretti


Courgettes farcies au brocciu



Artichaut farcies au brocciu

 


Veau Corse à l'hydromel