La société corse
offre à une réflexion sur le sentiment de l'honneur
et sur les comportements sociaux qu'il engendre un terrain de
choix; non seulement, parce qu'elle se situe dans cette aire
culturelle méditerranéenne où l'honneur
tient une grande place, mais aussi parce qu'elle nous offre un
personnage, celui du bandit d'honneur, dans lequel les deux instances,
celle du pouvoir, et celle de l'honneur sont articulées
l'une sur l'autre.
En s'inspirant de P. Bourdieu, on peut faire
l'inventaire des situations dans lesquelles
l'honneur est mis en jeu. Il y en a trois :
le défi, le dommage,
le refus (et, à l'inverse, l'excès dans le don ou le contre-don).
Le défi peut prendre deux formes: atteinte à l'honneur des hommes
(le courage, la virilité, la capacité de mettre sa vie en jeu),
atteinte à l'honneur des femmes: la pudeur. Ces atteintes peuvent être
verbales (que l'on songe au pouvoir blasphématoire d'un juron comme « Putana
Madonna » ou « Porca Madonna » dans ce pays consacré à la
Vierge) ou gestuelles: c'est par exemple, l'attacar : le fait de toucher la
coiffure ou le vêtement d'une femme ; il était considéré comme
une cause suffisante de déshonneur pour la femme ainsi sfacciata (elle
a perdu la face) et la seule réparation possible est que son offenseur
l'épouse.
Remarquons ici la coïncidence que J. Pitt-Rivers note également
pour l'Espagne entre les concepts d'honneur et de honte: de quelqu'un qui n'a
pas le sens de l'honneur, on dit Esenza vergogna(il est sans honte, sans pudeur).
La violence ou le dommage exercé à l'encontre de personnes ou
de choses dépendant d'un homme atteint celui-ci dans son honneur, quand
ils sont gratuits et que leur but n'est pas le bénéfice matériel
mais la volonté d'offenser. Une violence ou un dommage mineurs, dès
lors qu'ils sont perçus avec cette charge d'offense symbolique peuvent
entraîner la pire vendetta.
Enfin, demander et ne pas obtenir, ou, au contraire, recevoir trop et ne pas
pouvoir rendre autant qu'on a reçu, autant d'humiliations qui sont des
situations pathogènes; si elles ne débouchent pas toujours sur
une inimitié ouverte, elles la préparent et suffisent à gâter
les relations entre deux hommes. Bandit d'honneur.
Il y a plusieurs
manières d'être bandit, mais il n'y en a qu'une
de le devenir: c'est d'avoir tué un homme.
On n'imagine pas un voleur prenant le maquis. D'emblée, le maquis
se trouve défini par cette frontière morale qu'est la mort.
Il est d'ailleurs une zone dans laquelle la mort est partout présente
sans sommations ni règles. Prendre ou tenir le maquis, n'est en aucune
façon une fuite, et à l'origine, le bandit prenait même
le maquis pour éviter précisément le bannissement.
Se laisser arrêter, emprisonner ou exiler ce serait déserté.
Inaccessible et néanmoins partout présent, le bandit est tout
le contraire d'un banni et l'étymologie est ici trompeuse. C'est,
au contraire, un homme qui tient son poste et c'est ainsi qu'il est considéré.
Le maquis apparaît donc à cette lumière comme un espace
ambigu, à la fois extérieur à l'espace quotidien de
la communauté et intérieur à sa vision du monde globale;
un espace de ressourcement, protégé et purifié par la
mort.
Il n'est pas question d'entrer ici dans l'analyse des différents types
de banditisme que la Corse a connus depuis le bandit d'honneur, solitaire
et altier, jusqu'aux parcittori qui, à la tête des bandes armées
levaient impôts, faisaient et défaisaient les élections,
tenaient tête à l'autorité préfectorale. Il faudrait
d'ailleurs se demander comment s'est faite l'articulation dans les années
1920-1930 entre le banditisme insulaire et le gangstérisme du « milieu» sur
le continent. Il s'agit là d'une analyse ethno-historique qui n'est
pas encore faite, et que l'on ne peut faire dans ce cadre.
Mais si l'on s'en tient à l'image populaire du bandit, on est amené à penser
que le bandit n'est nullement un personnage exceptionnel et marginal; il
est une figure limite et par là pleinement révélatrice
des valeurs et comportements de cette société. Porteur actif
de l'idéologie commune, l'honneur, la fidélité, « parola
data e petra lampata un si ripiglianu piu » (parole donnée et
pierre lancée ne se reprennent plus), le mépris de la mort
- détenteur d'un contre-pouvoir qui n'est souvent que la forme inversée
du pouvoir, exilé de l'intérieur dans une île où le
bannissement est pire que la mort, le bandit Corse réalise au mieux,
dans la marginalité apparente de son existence, l'articulation du
pouvoir et de l'honneur.
Ajoutons qu'aujourd'hui, dans cette île vidée de ses forces
vives par un siècle d'exode, il prend valeur de symbole. Le bandit
est celui qui lutte pour maintenir son identité, contre le pouvoir
extérieur et centralisateur celui qui refuse de quitter ce que J.
Gil appelle «le corps primitif ». Il ne faut pas s'interroger
davantage pour comprendre la signification strictement symbolique que le
leader autonomiste Max Simeoni a donné à son acte quand « il
a pris le maquis » en 1976. Pas plus qu'il ne faut s'étonner
que le communiste M. Choury ait intitulé le livre qu'il a consacré à la
résistance corse, « Tous bandits d'honneur ».