LES FEMMES

 

 

 

 

 



 


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GALERIE FEMMES CORSES


Dessin de CANNICCIONI

Décrite tantôt comme une esclave soumise à la tyrannie d'un rustre, tantôt comme une maîtresse-femme régnant avec autorité sur une nombreuse tribu où domine l'élément masculin, la femme Corse voit son image osciller sans cesse entre ces deux représentations également schématiques et réductrices.

La réalité n'est pas facile à cerner qui se dérobe à une analyse partielle, partiale, trop rationnelle ou trop affective, souvent faite de l'extérieur et toujours par des hommes, donc encore plus facilement mythifiée et mythifiante.

Vraie pour toutes les femmes, sous tous les cieux, cette phrase de deux féministes italiennes -Ida Magli et Ginevra Conti Odorisio- l'est également pour les femmes corses: «L'image féminine, amoureusement cultivée par les hommes, celle qui se reflète dans la culture... une image sombre et lumineuse, nette et ambiguë, tendre et cruelle, protectrice et dangereuse, faible et puissante, porteuse à la fois de vie et de mort. » Avant de tenter une approche de la condition féminine en Corse au siècle dernier, commençons par voir évoluer ces femmes dans leur habillement. Entre a saccula brune de pannu corsu, austère vêtement en poil de chèvre, porté par leurs aïeules du siècle précédent et la mode « parisienne» adoptée par les classes supérieures de la bourgeoisie insulaire, peut-on définir un habillement quotidien moyen des femmes corses au XIXeme siècle?


Paysannes a Alata


Un des éléments caractéristiques du vestiaire féminin au XVIIIeme siècle était la faldetta (prononcée falletta dans le nord- est), dont l'abbé de Germanes donne la description en 1771 : «Les femmes portent par-dessus leurs corsets la faldetta, qui est une jupe plissée et fort longue par derrière, qu'elles relèvent dessus leur tête en forme de voile. La couleur est d'un bleu turc, couleur favorite des Corses ». La faldetta fut, dès son adoption, la marque distinctive des « femmes de condition », et au fur et à mesure que s'imposèrent d'autres modes, elle fut dévolue aux femmes des classes populaires jusqu'à ne plus subsister à la fin du XIXeme siècle que comme vêtement de deuil.
Nous pouvons suivre les modifications qui interviennent peu à peu dans les mœurs vestimentaires en étudiant l'évolution des termes dans la poésie populaire, et notamment dans les voceri: dans une lamentation funèbre publiée en 1843 où une femme de famille aisée de la Casinca, Maddalena Albertini, de A Penta, pleure la mort de sa sœur, pauvrement mariée à un berger de Prunu, en Ampugnani, nous trouvons cette indication:

Eu ùn aghju mai cridutu
Di truvatti le fallette
Mi vogliu cavà una rota
E' in dossu a ti vogliu mette

Nous voyons là se manifester parfaitement la différence entre riches et pauvres: ces dernières sont habillées de drap corse (u pannu) et non d'indienne (u culore), et portent encore la faldetta archaïque au lieu de la jupe plus moderne, a rota. Détrônée, la faldetta est remplacée par u mèseru, grand voile rectangulaire qui couvre la tête et le buste, et auquel succéderont, plus tard, u mandile di capu et a viletta. Nous trouvons le mèseru dans un autre voceru comme signe des classes aisées. Santia pleure son mari Ghjuvanni F... de U Viscuvatu :
U mèseru mi vogliu caccià
Vogliu mette le follette
E' po mi ne vogliu andà
Cum'è tutte le puverette


Pour les autres parties du vêtement, les femmes au XIXéme siècle portent désormais presque toutes la robe ou la jupe d'indienne. Celle-ci, moins fréquente, est portée avec corsage, veste ou spencer: u casacchinu et u caracco.
Enfin, quant à l'utilisation du noir, on apprend qu'il s'est répandu comme marque du deuil dès le début du XIXéme siècle, en même temps que le bleu des faldette. Les couleurs tendent à s'assombrir, après 1870, du fait du succès du caracco presque toujours noir, et de l'abandon de l'indienne bariolée au profit de la laine qui est le plus souvent noire, grise, marron ou café (avec néanmoins une certaine permanence du bleu et du rouge).
En définitive, « la vérité est dans la multiplicité des cas » et « il n'y a pas de modèle unique » dans un pays où les contraintes de l'économie de subsistance soumettent les habitants à des impératifs stricts d'utilisation des matières premières et d'adaptation individuelle qui font qu'on ne peut en aucun cas parler de « costume national corse ». Gardons-nous donc de certaines et récentes schématisations qui opposent à l'idée traditionnelle d'un habillement extrêmement sobre et sévère, celle d'extravagances rutilantes, enrubannées et galonnées...
Ainsi que celle-ci:
La famiglia di Trinchettu
T'hà trattatu cun ingannu
E' perfinu m'onu dettu
Ch'è tù purtave lu pannu
Et enfin cette dernière:
E' falai sempre pienghjendu
Da A Penta à Sant'Antone
Dissi : « e figliole di Babbu
Bramanu ancu lu culore ! »

LA CONDITION DES FEMMES
Les voyageurs du XVIIIeme siècle notent tous avec le même étonnement l'extrême dureté de la condition féminine en Corse.
« Chargées comme des mulets et venant quelquefois de cinq à six lieues avec un quintal de foin dans un drap sur leur tête»
(Goury de Champgrand)

Les moissons

«On est étonné des poids énormes qu'elles portent sur leurs têtes, et que l'habitude paraît leur avoir rendus légers» (Gaudin ).
Boswell, lui, constate qu'elles sont chargées par les hommes de transporter sur leur tête ses propres bagages de village en village.
Même si cette condition des femmes est vue avec les yeux effrayés du rationalisme européen, il n'en reste pas moins vrai qu'elle était extrêmement rude. Témoins ces quelques proverbes qui eux sortent de la bouche des Corses: Hè megliu à esse mule orezzinche ch'è donne lutinche. Le sort des mules d'Orezza, région de muletiers par excellence, est plus enviable que celui des femmes de la piève de Lota, au nord de Bastia, réputée pour ses marchandes ambulantes :

(Da e donne è da i boi Cacciane quant'è tù poi) « Tire le maximum de profit du travail des femmes et de celui des bœufs ».
La part du travail de la femme était -c'est unanimement reconnu - supérieure à celle de l'homme, car outre a purtatura, la corvée de portage qui leur était dévolue (les hommes ne portant dans leur vie qu'une seule chose: le cercueil) et qui les transformait en véritables portefaix lors de la construction d'édifices, les femmes facianu in casa è fora, avaient une double tâche, l'entretien domestique et une participation totale à tous les travaux extérieurs (moissons, récoltes...).

Femme au fucone

On n'insistera jamais assez sur ce que pouvait être une vie de labeur d'une femme Corse, elle qui n'avait jamais un moment de répit, pas même lors des veillées hivernales, où elle continuait à filer, tisser, écosser les haricots, elle qui réussissait à accomplir un double travail, revenant de la fontaine ou allant à la cueillette, le tricot à la main! Et comment passer sous silence la condition morale et affective des jeunes femmes Corses pendant les premières années de leur mariage? Comment ignorer le statut d'étrangère de la jeune épousée sous le toit de son mari qui était aussi celui de toute sa belle-famille?
Enlevée d'abord à sa maison natale, quelquefois aussi à son village d'origine, la femme corse abandonnait les lieux familiers de son enfance et ce déracinement n'était pas sans conséquences car la maison qui l'accueillait n'était pas toujours bienveillante envers la nouvelle venue. Seule la naissance d'enfants mâles la faisait accéder à un statut plus confortable et lui permettait en même temps d'établir des liens de prédilection avec les hommes de son sang. Compensant par là des rapports affectifs souvent difficiles avec son entourage, la mère Corse répondait par un surinvestissement sur ses fils qui faisait naître des relations œdipiennes. On peut déceler là, sans risque d'erreur, une des raisons qui rendaient les mères Corses toutes puissantes au point de faire dire à certains que notre société était matriarcale.

LE MYTHE DU MATRIARCAT

Le rôle des femmes Corses, le pouvoir des femmes Corses, le matriarcat Corse! Autant de mots magiques et mystérieux, lourds d'affectivité, de tendresse filiale, si souvent employés à propos d'une réalité transformée. Nous savons aujourd'hui -ou du moins nul ne devrait plus l'ignorer - que le matriarcat est un mythe forgé au XIXéme siècle et qu'il n'a cessé d'alimenter les polémiques passionnées des historiens et préhistoriens, ethnologues et anthropologues, sociologues, philologues, juristes et psychologues. L'Oxford Dictionary définit ainsi le terme de matriarcat: « système social organisé sur l'autorité et le pouvoir féminins, par analogie avec celui qui est fondé sur le pouvoir masculin dans le patriarcat ». Or, il est unanimement admis que même dans les sociétés à filiation matrilinéaire et résidence matrilocale, le seul domaine, le seul « pouvoir» reconnu aux femmes est celui de la famille et non le pouvoir social, politique et d'État.
Le terme de matriarcat n'a donc pas de raison d'être; il n'en reste pas moins vrai que les femmes, bien qu'écartées depuis toujours du monde du pouvoir et par là exclues du monde du savoir, ont pu parfois apparaître comme détenant une certaine puissance: songeons, par exemple, aux pratiques magiques et aux fonctions mantiques.
Mais le monde des magiciennes, devineresses, prophétesses et sorcières est l'envers du monde sacerdotal, le domaine du sacré étant réservé aux seuls hommes. Impure par essence à cause de ses menstrues, la femme s'est toujours vue exclue des initiations conduisant à la détention des secrets, donc de l'autorité, du pouvoir, du « transcendant ». Le principe féminin étant passif, comme celui de la terre, tandis que le principe masculin est actif, comme celui du ciel, il va en découler pour la femme les notions obligées de douceur, soumission et humilité. Ces images lui imposeront un rôle dans lequel elle va se couler pour toujours: celui d'une vierge pure, puis d'une épouse féconde et d'une mère vénérée. Attentive à ne pas s'écarter d'une voie qui la mènerait vers l'autre face de cette réalité, la face négative, effrayante, celle de la putain, de la sorcière, de la réprouvée, la femme Corse va s'appliquer à ne pas transgresser les valeurs primordiales et gratifiantes pour elle de la chasteté. Peut-on, dans ces conditions, parler de l'égalitarisme des sexes dans la société corse ? Non, si l'on considère l'iniquité du sort des petites filles pour qui l'instruction était moins importante que celle des petits garçons, non, si l'on songe à la façon, dont était jalousement surveillée la « vertu » de la jeune fille: e giuvanotte ùn devenu guardà di l'omi ch'è i straglieri di i scarpi. Non, si l'on sait ce qu'était l'attaccà, cette façon de déshonorer publiquement une jeune fille en effleurant ses cheveux ou sa coiffe, non, si l'on réalise que la femme corse était frappée d'incapacité juridique, c'est-à-dire qu'elle avait besoin de mesures de protection au même titre que les mineurs, les fous et les faibles d'esprit, qu'elle ne pouvait contracter aucune action juridique sans autorisation masculine, celle de son père ou de son mari.

Paysans corses


Alors, quel était ce mystérieux « matriarcat insidieux » dont parle Jean Noaro faisant allusion au rôle de conseillère et d'instigatrice de la femme devenue épouse et mère? Quelle était cette puissance occulte des femmes Corses? Cela mérite réflexion car il est vrai que la mère Corse acquérait une influence au sein de la famille, que personne ne lui contestait. Il est certain qu'ayant atteint un âge respectable, la femme était investie d'un certain pouvoir. Une phrase de Monique de Fontanes, à propos de la femme de l'Italie méridionale, nous éclaire parfaitement à ce sujet: « Mais un jour se renversent les rôles. Débarrassée du danger d'être jeune, la femme vieille acquiert peu à peu une autorité immense, dont la puissance cachée va souvent bien au-delà de celle des hommes. Appuyée sur la vénération que leur confère l'honneur d'être une mère respectable, les vieilles femmes deviennent les redoutables gardiennes de tout ce qui les a écrasées. Elles exercent sur les jeunes femmes, nouvellement entrées au foyer une véritable tyrannie dans le lieu même dont elles ont, elles-mêmes, été les prisonnières.» Voilà les maîtres-mots : le pouvoir exercé au foyer, «l'honneur d'être une mère respectable » et « débarrassée du danger d'être jeune ». Ce pouvoir que la femme obtient peu à peu est celui de régner sur les affaires domestiques et non sur les affaires publiques. En outre, elle ne l'exerce qu'à travers sa descendance mâle, cette influence est indirecte et passe par « ses hommes », mari, fils. Enfin, c'est seulement lorsqu'elle n'est plus menstruée et ne peut plus apporter le déshonneur, que l'homme accorde du crédit à la femme.
Cette morale coercitive d'une civilisation du paraître, les femmes l'ont intégrée jusqu'à en devenir les plus farouches garantes et ne plus y voir oppression ni contrainte. Faisons une fois encore appel aux «voceri », ces monuments de la poésie insulaire, révélateurs parfaits de la société traditionnelle Corse avec ses élans et ses tensions.

Voceri

Dans l'explosion de leurs passions, les vocératrices sont toutes à la fois insolentes et respectueuses, soumises et irrévérencieuses, parfois révoltées mais aussitôt normalisées à la règle de la culture masculine. Admiratives devant les exploits de leurs hommes, mais méprisantes envers les femmes, donc envers elles-mêmes, et complaisantes dans leur propre péjoration, elles exaltent l'image de la femme comme servante douce et vierge pieuse et fustigent, avec violence les manquements féminins à l'ordre mâle. Ecoutons-les pleurer la mort de leurs frères, de leurs fils, de leurs maris en des métaphores qui disent leur beauté, leur force et leur courage.


« Erati la me culonna
Erati lu me puntellu
Erati la me grandezza
Erati lu me fratellu »
« Lu me grandi di curagiu
Rispettu di Ii me torti»
« Avà si chi l' aghju persu
Lu dirittu di ragioni »
« Questi si ch'eranu omi
Più fieri ch'è Ii serpenti »
Puis les voici disant les qualités de leurs filles, vertueuses et candides, mais si hardies à la tâche:
« Eri tù cusi stimata
E' cusi piena d'onore
E' po cusi adduttnnata
ln le cose di u Signore
Altru ch' è divuzione
Nun ti si truvava in core »
« Era di lu Paradisu
Lu to core innamuratu »
« Ella ùn mi mandava à legne
A' mulinu nè à funtana
Perchè à mè la mio figliola
Mi tenia da piuvana »

Et les voilà enfin, déchaînées dans leurs flots de haine et de malédiction envers d'autres femmes, jetant la honte et le déshonneur sur elles:
« Per avè tumbatu à tè
Nun s'onu cacciatu corne
Chi ne truveranu sempre
Preti è frati le so donne»

LES FEMMES ET LA LANGUE CORSE
Comment, dans des structures si fortement patriarcales de mépris de la féminité et d'infériorisation de leur être, ne pas comprendre les raisons qui ont conduit les femmes Corses, plus fortement et plus rapidement encore que les hommes, aux mécanismes de l'aliénation culturelle?
Prisonnières de leur rôle, les femmes ont été entraînées plus facilement dans le processus d'assimilation à la culture française: pour être une jeune fille attrayante, prête à remplir ses fonctions d'épouse et de future mère, la femme a dû lutter afin de se débarrasser d'une image considérée comme vulgaire alors que le prestige de la langue française commençait à s'imposer. Albert Memmi a fort bien analysé dans Portrait du colonisé ce qu'il nomme «l'amour du colonisateur et la haine de soi» : « La première tentative du colonisé est de changer de condition en changeant de peau...

Métier a tisser

L'ambition première du colonisé sera d'égaler ce modèle prestigieux, de lui ressembler jusqu'à disparaître en lui. » De peur de paraître arriérées, en marge du progrès, paysanne au sens péjoratif du terme, les femmes ont appris à parler le français, pour elles-mêmes d'abord, car c'était un signe de culture et d'appartenance aux classes supérieures, et pour que leurs enfants accèdent à l'instruction et à l'élévation sociale. Mais elles ont également éprouvé le besoin de modifier leur Corse pour le rendre plus policé, édulcoré, « raffiné », en effaçant les marques infâmantes de la ruralité. C'est ainsi que les bourgeoises des villes, puis toutes les citadines, et enfin l'ensemble des femmes se sont acharnées à gommer ce qui était tenu pour de la rusticité, afin de paraître distinguées et élégantes. Il n'était pas rare, hier encore, d'entendre affirmer dans les villes que u corsu hè a lingua di e serve, parlanu cum'è i pastori.
Besoin de libération et d'émancipation pour certaines, désir d'avoir un statut social supérieur, espoir enfin de voir leurs enfants échapper à une condition ressentie comme humiliante: celle de berger, d'agriculteur, que d'efforts les femmes Corses n'ont-elles pas fait dans leur recherche éperdue de« l'élégance » nécessaire! Les résultats ont été à la hauteur de leurs aspirations: rares sont les femmes au-dessous de trente-cinq ou de quarante ans capables de prononcer un Corse non estropié, non déformé, non altéré: r grasseyé, consonnes dégéminées et bien d'autres défauts, les femmes transmettent à leurs enfants une pauvre langue mutilée, dont les structures phonétiques et la musicalité sont en passe de devenir en tous points identiques à celles du français.

Cardeuses de laine

Ecoutées mais obéissantes, vénérées mais méprisées, respectées mais assujetties, aimées mais humiliées, les femmes de Corse étaient comme toutes leurs sœurs de la planète. Et tous les discours sur leur prétendu pouvoir ne pourront jamais qu'occulter la violence de la domination qu'elles ont subie, masquer leur identité niée, taire qu'on leur ôtait la liberté à chaque instant de leur vie.
Ni Faustina Gafforj, ni Rusanna Serpentini, ni la Monaca Rivarola, ni Maria Ghjentile ne sont la preuve de l'existence des femmes Corses, parce que les panthéons n'ont jamais empêché la subordination, la servitude et la dépendance.
Ghjermana de ZERBI (1984)

 


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