« LE
TRAGULINU »
Le nombre des professions ambulantes était considérable.
C'est ainsi que dans nos villages, il n'y avait pas de boucherie,
u macellu. Mais si
d'aventure quelqu'un avait une chèvre hors d'usage, accidentée
ou vieille de préférence, il la tuait et la débitait
en morceaux pour aller la vendre.
Il faisait le tour du village en posant la question:« Quantu
ne vulite? Combien en voulez-vous? ». S'il en restait, il continuait
sa tournée dans les villages voisins. De cette viande, combien se souviennent?
Pour la faire cuire, « ci vulia una
soma di legne, il fallait un chargement de bois ». On en tirait des lanières,
strisgiule, que l'on salait, poivrait et mettait à macérer dans
du vin avec un peu de laurier, pendant cinq ou six jours. Ensuite on les faisait
sécher au soleil. Ceux qui voulaient acheter un cabri ou un agneau
allaient directement dans les bergeries.
La laitière de village, a lattaghja, passait de maison en maison, u tinellu,
seau de bois à une oreille, ou un récipient en fer blanc, u stagnaro,
posé sur la tête, sans oublier l'inévitable coussinet, u
capagnulu. Elle annonçait son passage en criant à la cantonade: «A'
u latte! A' u latte! Un soldu a misura ! Au lait! Au lait! Un sou la mesure! ».
De temps à autre on voyait arriver ces espèces de camelots, i bancarottieri,
qui portaient une caissette en bois sur le dos dans laquelle ils resserraient
des articles de mercerie: « Aio ! i straglieri, cinque per un soldu! Achi,
fili, ditali, rampini, acaroli! Allons! Les lacets, cinq pour un sou! Aiguilles,
fils, dés, agrafes, étuis à aiguilles! ». Du même
ordre, il y avait le Vendo-Vendo, ainsi appelé à cause de son cri: «Je
vends! Je vends! ». Que vendait-il, le malheureux? Colporteur famélique
venu d'Italie qui, dans une informe et énorme besace taillée dans
un morceau de vieille toile à matelas, entassait des objets aussi hétéroclites
que misérables. Enfin, l'arrultinu, le rémouleur, lui aussi roba'taliana,
circulait en annonçant son passage: «Chi vole arrutà ? Cinque
soldi ci vole à pagà ! Qui veut faire aiguiser? Cinq sous
il faut payer! »
Autre marchand ambulant, mais spécialisé dans le commerce de
l'huile: le tragulinu balanin. Les Niolins, eux, allaient vendre dans toute
l'île, à pied,
plus tard en cabriolet et en camionnette, (jusqu'en 1955-60) leurs fromages
et leurs porcs.
Les Ascais y ajoutaient la poix qu'ils fabriquaient à partir
de résineux de la forêt de Carozzica. En 1895, il y avait à Ascu
50 fourneaux à poix et Ascu en a fourni jusqu'à 10 tonnes. Mais
la forêt n'offrait pas que cette ressource. Le commerce fut longtemps
vivant, jusque dans les années 1930 des graines de pins lariciu (pignotti)
qu'on expédiait dans le monde entier pour la semence, et que les pâtissiers
utilisent également pour la fabrication de certains « petits fours ».
La forêt abritait aussi les charbonniers, les bûcherons, les arracheurs
de souches de bruyère; la plupart de ces travailleurs du bois étaient
des travailleurs saisonniers italiens. Ajoutons aux métiers de la forêt
ceux de la route et des sentiers: muletiers et charretiers, souvent originaires
d'Orezza, partiellement ou à temps plein, ils assuraient le transport
des denrées d'un village à l'autre, vendaient mules et mulets,
transportaient le bois extrait des forêts vers les ports d'exportation.
A côté de ce que l'on se procurait ainsi, en dehors de la maison,
il faut mentionner tout le secteur de l'artisanat domestique: au premier rang
le filage et le tissage effectué sur des métiers horizontaux à deux
rangs de lisse (tilaghju).
On fabriquait aussi du drap de feutre que l'on foulait
dans des moulins à foulons villageois (balchera) associés aux moulins
ordinaires. Chaque paysan fabriquait ses araires, le soc excepté; la construction
des murs en pierres sèches (ripe) dans les champs était un art
connu de tout le monde, et transposable dans l'édification des maisons,
où le maçon (maestru) intervenait peu; point de charpentiers: les
charpentes des maisons corses sont d'une grande simplicité.